Le témoin
La civilisation du poisson rouge – Petit traité sur le marché de l’attention, écrit par Bruno Patino vient de sortir aux éditions Grasset. Ou comment le rêve libertaire d’Internet s’est mué en cauchemar de la course à l’attention et aux données personnelles. Ou comment en quelques années les espoirs de la presse nourris par la promesse d’un Internet égalitaire et collaboratif ont été renversés par une industrie du doute, de la course à l’émotion, de la publicité. Ou comment face aux dérives de l’économie de l’attention, il est urgent d’agir.
Dans cet essai remarquable de synthèse, Bruno Patino - lien externe, directeur éditorial d’Arte et ancien responsable, entre autres, de la stratégie numérique de plusieurs médias (radio, télévision, presse) dresse un tableau accessible et complet des dérives de l’économie de l’attention.
Partant des dernières études et rassemblant des références variées empruntées à l’histoire du web, de l’information et des sciences comportementales, Patino brosse un verdict sans concession de notre quotidien numérique : « Notre enfer quotidien, c’est nous-mêmes. Sans repos possibles, gorgés de dopamine, nous veillons sans relâche. L’alerte permanente, l’exploitation de notre passivité, la flatterie de notre narcissisme et la prise en charge par l’annonce immédiate de ce qui est à venir scandent nos existences numériques. Nous voulions la liberté du choix, le vertige de la maîtrise de l’information et des signaux. Mais la réalité de la dépendance nous guette. »
Ce livre est un témoignage important car même si Bruno Patino n’a pas été employé par les GAFAM ni impliqué directement dans la construction des services qu’il dénonce aujourd’hui, il en a été par ses responsabilités l’un des témoins privilégiés, l’un des partenaires et l’un des promoteurs. En ce sens il rejoint la liste des repentis médiatiques, aux côtés de Tim Berners-Lee, Sean Parker, Tristan Harris, James Williams, Chris Hughes, ou encore Roger McNamee, etc.
Les preuves
Indépendamment des chiffres sur lesquels il s’appuie et du tour d’horizon qu’il propose (voir les références et la bibliographie en fin d’ouvrage), l’auteur en tire la capacité à dresser un historique du passage en quelques années du rêve libertaire au cauchemar publicitaire, et une sensibilité accrue aux mécaniques qui structurent les services occupés aujourd’hui à « forer » notre attention.
Il décrit ainsi les principes comportementaux appliqués dans l’industrie du jeu et dans celle des réseaux sociaux (par exemple le schéma de la récompense aléatoire dans les fils d’actualité), ou encore la façon dont les dogmes de la captologie (la science de la captation de l’attention) président au design des plates-formes : « La dépendance n’est pas un effet indésirable de nos usages connectés, elle est l’effet recherché par de nombreuses interfaces et services qui structurent notre consommation numérique ».
Le livre évoque aussi de façon claire la concentration mortifère du pouvoir et de l’innovation entre les seules mains de Facebook et de Google, fruit d’un libéralisme dérégulé qui en quelques années a aspiré toute l’innovation numérique dans la seule course à la quête du temps de cerveau disponible, grâce à l’exploitation algorithmique des données personnelles et à leur valorisation par la publicité.
La mort de l’information (et ce faisant, de la presse)
Dans ce nouvel empire, Facebook et Twitter sapent quotidiennement l’existence de la presse, au risque de la tuer. Patino montre bien comment l’industrie du doute a été nourrie par les principes de l’économie de l’attention. Fake news, manipulation de l’opinion, prime de viralité, non hiérarchisation des paroles (ou plutôt seule hiérarchisation du sponsoring payant et du référencement), déresponsabilisation juridique, hyper-contextualisation des usages, etc. : l’économie de l’attention a démocratisé l’économie du doute.
De là un nouvel empire des croyances devenu espace de circulation des complots : « sur les réseaux il y a autant de contextes que d’utilisateurs. Les réseaux sociaux proposent une timeline, un newsfeed, un environnement graphique structuré par les algorithmes nourris des données comportementales et identitaires. A chacun sa version de Facebook, de Twitter, de Youtube. Il n’en existe pas deux comparables. »
Le verdict : vers un nouvel humanisme ?
En maintenant que fait-on ? C’est peut-être ici que le livre de Patino souffre le plus de la faiblesse de l’agenda politique en la matière, le poussant à lister des intuitions et une série de vœux en guise de mises en oeuvre concrètes. On perçoit bien ici que la régulation de l’économie de l’attention ne pourra se faire qu’avec un lien fort entre le terrain (les familles, les écoles, les espaces de sociabilité, les associations, etc.) et les acteurs économiques et politiques, et que ce lien est à construire.
L’auteur liste une série d’aménagements et de champs possibles d’action, en essayant de poser des propositions à mettre en oeuvre pour lutter contre ces dérives : « l’addiction qui se développe, les effets de bulles informationnelles, de déséquilibre, de dissémination de fausses nouvelles et de contre-réalités sont aussi et sans doute surtout une production intrinsèque du modèle économique des plates-formes. Et ce modèle est amendable. Mais il faut s’y mettre. De toute urgence. »
Comme lui nous pensons que le futur n’est pas écrit, et que l’économie de l’attention ne pourra rester le seul modèle de développement des services numériques et des plateformes. Ou comment renverser la doxa et prôner un nouvel humanisme numérique, seule solution face à des « Etats condamnés à l’impuissance par des organisations transnationales sans territoires, et des individus à l’addiction de l’auto-asservissement ».
Pour cela il faudra encadrer les algorithmes, les règles du design , celles de la publicité. Il faudra imposer un cadre juridique, développer et valoriser des offres qui ne répondent pas à l’économie de l’attention, sanctuariser, préserver, ralentir, expliquer toujours. Il faudra dialoguer avec les organisations politiques et économiques, et cesser de n’adresser que les responsabilités individuelles.
Comme lui nous pensons que « la réalité est une expérience », et que la solidarité collective et le destin commun ne naîtront que de la « construction d’une expérience partagée ». C’est d’ailleurs ce qui anime nos travaux et en particulier notre label que l’auteur appelle de ses vœux : « j’imagine sans difficulté un grand nombre de lieux hors connexion, où un simple panneau indiquera qu’il n’est pas possible de laisser les sollicitations interrompre ce que nous vivons ensemble ».
Accessible dans son ensemble et constituant une vraie porte d’entrée sur le sujet, cet essai a le mérite de planter le décor et de proposer des perspectives d’aménagement. Il est une première étape qui n’aura de sens que nourrie par le terrain et muée en un vrai discours politique qui, selon nous, intégrera aussi des perspectives de confrontation et de négociation avec les acteurs. A nous de jouer maintenant, pour que comme l’écrit l’auteur notre société « ne soit pas peuplée d’humains au regard hypnotique qui, enchaînés à leurs écrans, ne savent plus regarder vers le haut. »