Pour une politique de protection de l'attention par le design

Repolitiser le design pour en appeler aux responsabilités collectives

Photo by Ricardo Gomez Angel on Unsplash

Le design est un angle de choix pour aborder le sujet de l’exploitation et de la valorisation de l’attention des utilisateurs par des fournisseurs de services, en particulier numériques. Cette exploitation a pris une telle ampleur que l’ « attention », qui est une notion cognitive, sociale, politique riche et complexe à définir, est aujourd’hui communément associée à des valeurs commerciales : on parle d’« économie de l’attention ».

L’attention perçue comme ressource économique n’est pas un sujet nouveau. Depuis la fin du XIXème siècle et l’industrialisation des médias et de la publicité, elle occupe chaque époque médiatique : journaux, radio, télé, Internet [1]. Alors que nous entrons dans l’ère de l’Internet des objets, manifestation parmi d’autres d’une forme renouvelée de capitalisme cognitif [2], notre attention fait de nouveau l’objet de toutes les convoitises, et comme jamais.

Son économie obéit à des lois d’efficacité et de commercialisation mues aujourd’hui par la nécessité d’exploiter le plus finement possible la quantité et la qualité de temps d’attention des utilisateurs pour la convertir en revenus publicitaires (via par exemple les données personnelles), à travers une série de procédés. Circuits de récompenses courts et aléatoires, mise en alerte constante des utilisateurs, incitation au partage systématique, création de la crainte du manque, chantage à l’approbation sociale, etc. : ce qui est inédit, c’est l’augmentation de la diversité et de la finesse de ces procédés et leur concentration entre les mains de quelques acteurs privés [3].

En leurs murs où la métrique est devenue règle absolue mise au profit du marketing publicitaire, les algorithmes façonnent silencieusement les interfaces, dictent nos choix, ciblent nos réflexes et habitudes, nos failles, avec une précision croissante. Fruit du travail conjoint d’ingénieurs, d’ergonomes et de neuroscientifiques, ils se nourrissent de nos données, les raffinent, les interprètent [4]. Mieux encore, ils évaluent leur propre fonctionnement, s’adaptent, se renouvellent, concrétisant les dogmes enseignés dans les cours de « captologie ».

Le design de l’attention étudie la façon dont sont conçus ces procédés, au cœur des services numériques et au plus près des modèles économiques associés à ces services [5]. Il rassemble toute l’ingénierie technique et commerciale dédiée à l’exploitation de l’attention des utilisateurs d’un service [6].

En tant que ressource cognitive finie soumise à des sollicitations croissantes, notre attention est devenue LA ressource privilégiée des services numériques. Elle est souvent associée au temps disponible, qui en est une des conditions d’existence, ainsi qu’au commerce des données personnelles qui en est le corollaire commercial dominant aujourd’hui, en particulier par la publicité ciblée.

Alors qu’en quelques années les smartphones ont envahi nos vies et couvert tous les territoires et toutes les plages de temps de nos existences [7], il ne sera d’ailleurs bientôt plus question d’interfaces « écran » ou de temps d’utilisation (d’ordinateur, de smartphone ou de tablette), mais de degré d’interconnexion entre les cerveaux et les services. Le design de l’attention sera alors affaire de conception d’interfaces embarquées dans les hommes et dans les maisons, tout au long de leur vie, via des puces intégrées, des outils de commandes vocales, visuelles, tactiles, des stimuli implantés, etc.

Le tissage et l’imbrication de nos corps avec ces interfaces sera tel qu’il sera très difficile de déchirer le cocon numérique dans lequel nous baignerons [8]. Avant d’en arriver là et parce que nous pouvons encore décider des conditions de maîtrise (ou de déprise) de ces outils, chacune des dimensions du design de l’attention doit être aujourd’hui reprise en main et réorientée en direction des droits des utilisateurs.

Commercialement, il est temps de sortir du règne de la publicité ciblée comme seul espoir de valorisation des services [9]. Notre temps et nos données doivent être des notions sanctuarisées et préservées. La mise au service du design vers cet objectif « constitutionnel » générera une valeur symbolique, humaine et durable, et pourquoi pas monétaire.

Techniquement il s’agit de revoir  la façon dont les services prennent corps auprès des utilisateurs, leur mise en œuvre obéissant aux règles de transparence et de sensibilisation des personnes. Les interfaces doivent redonner le pouvoir aux utilisateurs et non exploiter leurs faiblesses. Il est temps de  sanctionner les interfaces s’adressant aux biais cognitifs, et de valoriser celles qui stimulent les vraies ressources attentionnelles. Il faut que l’innovation redevienne pédagogique.

Légalement  le design de l’attention est un lieu possible de régulation de l’exploitation de l’attention, pour garantir la liberté de consentement et les droits des utilisateurs et contrebalancer les intérêts des seuls acteurs privés [10]. Dans ce sens il faut cesser de faire appel uniquement aux responsabilités individuelles pour en parallèle interpeller la responsabilité des organisations (entreprises, collectivités, Etats).

Le design de l’attention est une notion humaine et politique. Soulevons le capot de la « captologie », faisons savoir l’ensemble des techniques qui aujourd’hui ciblent nos faiblesses et nos fatigues, alimentent nos renoncements quotidiens. Il est temps de montrer ces techniques, de les dénoncer, de les réorienter vers nos ressources cognitives utiles, actives, par tous les moyens possibles : régulation publique, lutte contre les monopoles, responsabilisation des entreprises, soutien à l’innovation responsable, mise en réseau des acteurs, promotion des bonnes pratiques, formulation de propositions politiques, création d’un agenda et d’un discours politique clair, etc. [11]

Communiquer aux utilisateurs des services numériques leur « temps d’écran » quotidien pour les « responsabiliser » individuellement est de ce point de vue indécent. La protection de notre attention constitue l’un des enjeux politiques majeurs de nos sociétés : l’heure est venue de repolitiser le design pour en appeler aux responsabilités collectives !

[1] Voir Tim Wu, The Attention Merchants, The Epic scramble to get inside our heads, Knopf, 2016.

[2] Yves Citton, L’économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme. Le capitalisme du travail a été remplacé par le capitalisme financier, qui sera supplanté par le capitalisme cognitif. Le design de l’attention emprunte au vocabulaire neuroscientifique car il observe la façon dont les ressources cognitives, sociales, comportementales des utilisateurs sont adressées par les services numériques et les architectures de choix mises en place.

[3] Rien qu’en matière de collecte de données personnelles, le cahier n°6 Innovation et Perspective de la CNIL dresse une première typologie de 18 domaines d’application de design trompeur (ou dark design). https://www.cnil.fr/fr/publication-du-6eme-cahier-innovation-prospective-du-laboratoire-dinnovation-numerique-de-la-cnil (page 28).

[4] L’un des plus instructifs d’entre eux est Tristan Harris, employé repenti de Google et auteur entre autres de Comment la technologie pirate notre esprit : https://medium.com/thrive-global/how-technology-hijacks-peoples-minds-from-a-magician-and-google-s-design-ethicist-56d62ef5edf3

[5] Voir notamment les articles rassemblés sur le site Internet Actu et les écrits d’Hubert Guillaud : http://www.internetactu.net, en particulier le travail sur la notion de rétro-design de l’attention.

[6] Une définition limitative du design de l’attention serait la seule façon dont sont agencées les interfaces des services numériques (le graphisme d’une page web par exemple).

[7] Voir nos analyses sur www.levelesyeux.com

[8] Comme les personnages des fictions d’Alain Damasio.

[9] Il faut limiter la publicité et trouver des alternatives. « La mesure produit des interfaces semblables, nous conduit vers un web sans saveur. Elle réduit le design à une démarche de pure ingénierie répondant à des métriques. Sa dimension esthétique s’efface au profit d’une optimisation, d’une efficacité pour elle-même. La captologie produit un design « dépolitisé ». Anthony Masure, http://www.internetactu.net/2018/06/18/design-et-attention-perspectives-critiques/

[10] Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) est de ce point de vue une première réponse.

[11] Voir aussi le travail entamé par l’association Les Designers éthiques, et les travaux organisés à l’occasion des conférences « Ethic by design ».