Le plaidoyer de Tristan Harris devant le Sénat américain

Traduction de l'audition et des notes de Tristan Harris, fondateur du Center for Humane Technology, produites devant le Sénat américain en juin 2019.

Introduction

Bonjour,

J’aimerais vous montrer aujourd’hui à quel point les technologies de la persuasion constituent une force puissante et sous-estimée qui façonne le monde dans lequel nous vivons, et comment cette prise de contrôle nous conduira dans le mur si nous ne réagissons pas rapidement. Chaque jour, la technologie guide le regard de deux milliards d’êtres humains, leur indique l’endroit où poser leur attention, influence leur vérité, leurs relations, leur position sociale et le développement de leurs enfants.

 Je suis ravi d’être ici devant vous car vous êtes en mesure de changer cela maintenant.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Alors qu’on aime débattre de la façon dont le pouvoir asymétrique de la technologie prendra le relai de nos capacités humaines, jusqu’à nous remplacer au travail, nous n’avons pas vu comment, avant tout cela, il a pris le contrôle de nos faiblesses. C’est pourtant tout ce qu’il faut pour prendre le contrôle, et c’est ce que font les technologies de la persuasion. J’ai découvert cela enfant, en apprenant la magie. Parce que, comme dans la magie, pas besoin d’être plus intelligent que votre public, il suffit juste de connaître ses faiblesses.

Plus tard lors de mes études j’ai suivi les enseignements du Laboratoire de Technologie Persuasive de Stanford, aux côtés des fondateurs d’Instagram, et j’ai découvert comment les technologies pouvaient influencer nos attitudes, nos croyances et nos actes.

Chez Google j’étais designer éthique et mon travail consistait à manier ces outils pour influencer les pensées de deux milliards d’êtres humains. Dans l’économie de l’attention, le modèle publicitaire n’est jamais rassasié : nous nous sommes alors lancés dans la course vers les profondeurs du cerveau. Chaque fois qu’une technologie pénètre un peu plus profondément notre cerveau, elle prend un peu plus le contrôle de notre société.

Cela commence doucement.

D’abord il s’agit d’attirer votre attention et de créer de petites addictions : nous avons ajouté l’option-récompense « tirer pour rafraîchir »[1]. Nous avons ensuite enlevé tous les obstacles au « défilement infini[2] », pour que votre esprit n’ait pas la possibilité de faire autre chose.

Ce n’était qu’un début.

Dans un environnement très compétitif, nous devions aller plus profondément encore dans votre cerveau et pénétrer les mécanismes liés à votre identité. L’objectif est de vous rendre accro à l’attention de ceux qui vous entourent. En indiquant le nombre de followers et de likes, la technologie a pris le contrôle de notre évaluation sociale. Les gens sont devenus obsédés par l’évaluation continue émise par leurs semblables, ce qui a déclenché une véritable crise de santé mentale chez les adolescents.

L’étape suivante de l’économie de l’attention est celle de la bataille des algorithmes. Pas de fission de l’atome ici, mais bien la fragmentation de notre attention pour que la machine définisse le contenu précis qui vous fera immanquablement rester plus longtemps devant l’écran – la prochaine vidéo Youtube qui se déclenchera automatiquement, le prochain post qui s’affichera sur votre mur d’actualités.

La technologie analyse toutes nos actions en ligne pour créer un avatar, une sorte de poupée vaudou qui nous représente. Avec plus d’un milliard d’heures de visionnage par jour, elle nous dit ce qu’il faut croire, tout en détruisant notre vivre ensemble, nos croyances communes, notre calme.

Tant que cette course continuera, l’asymétrie de pouvoir augmentera et mettra en échec notre esprit, jusqu’à l’effondrement de la vérité.

Tous ces enjeux sont reliés car ils constituent un accroissement de l’asymétrie entre les technologies et les faiblesses humaines, influençant chaque jour davantage notre société.

Tous ces périls font partie d’un ensemble plus large que nous appelons « le déclassement humain[3] ». Comment résoudre les défis les plus urgents de notre monde si l’on continue à dégrader notre attention, notre capacité à traiter des sujets complexes et à faire preuve de nuance, notre foi en notre collectif, en nos croyances, au profit des théories du complot qui nous enjoignent au cynisme ?

Tout cela détruit notre sensibilité au moment où nous en avons le plus besoin. Et si je suis ici aujourd’hui c’est parce que la situation s’aggrave chaque jour.

Nous devons nommer le problème, à savoir un déséquilibre croissant entre le pouvoir des technologies et les limites de l’esprit humain. Jusqu’à présent les entreprises de la technologie ont voulu nous faire croire que nous étions vis-à-vis d’elles dans une relation équitable, de gré à gré. Cette relation est au contraire totalement déséquilibrée. Les plateformes se disent neutres pour nous faire croire justement que nous sommes dans des relations d’égal à égal entre usagers.

En réalité le rôle des plateformes s’apparente bien plus à celui que tiendrait un psychologue, un avocat ou un prêtre, détenant toutes les informations compromettantes et sensibles sur nous et sur ce qui peut nous influencer, nous forçant à les croire et à leur faire confiance. Sauf qu’à la différence d’un docteur ou d’un avocat, ces entreprises détiennent la vérité, toute la vérité et rien que la vérité sur nous, et qu’elles peuvent de mieux en mieux prévoir tous les actes de notre vie.

Dans un système fondé sur l’exploitation économique de notre attention, elles doivent profiter de cette asymétrie, quel qu’en soit le coût pour nous.

Il s’agit donc de refondre ce modèle économique pour le rendre responsable. Il faut qu’à l’asymétrie de pouvoir soit corrélée l’asymétrie de responsabilité. C’est une condition pour éviter les catastrophes à venir causées par une technologie prédisant nos actes.

Le rôle d’un gouvernement est de protéger les citoyens. En essayant de changer Google de l’intérieur, j’ai découvert que seules les pressions extérieures exercées par les gouvernants, les actionnaires ou les médias pouvaient influencer les entreprises et changer la donne.

Une action de la part de nos gouvernants est aujourd’hui nécessaire car le déclassement humain que nous vivons influence notre positionnement à l’international et notre compétitivité, en particulier vis-à-vis de la Chine. Dégrader notre système de santé, notre capacité à penser et à exercer notre esprit critique revient à nous saborder à long terme sur la scène internationale.

« Les logiciels mangent le monde », disait Marc Andreesen, le créateur de Netscape, sans que personne ne les ait rendus responsables de protéger la société. Facebook « mange » le temps de parole des futurs élus tout en supprimant toute transparence pour maintenir des pratiques équitables. Youtube « mange » le cerveau de nos enfants tout en supprimant les garde-fous bâtis à l’époque pour encadrer le contenu des dessins animés du samedi matin.  

Il y a cinquante ans, M. Rogers vous a confié sa crainte de voir la télévision et les dessins animés entrer dans la course aux contenus violents. Youtube, TikTok, Instagram sont de ce point de vue bien pires, et influencent une population immensément plus large. Tout seul, Mr. Rogers n’aurait pas une chance de nos jours…  Mais cinquante ans plus tôt, vous avez eu le courage de prendre une décision pour réguler les dessins animés à la télévision, ce qui a changé la donne. J’espère que vous en serez aussi capables aujourd’hui.

Merci,

 

Tristan Harris

Technologie de la persuasion et optimisation de l'engagement 

Qui suis-je et pourquoi suis-je ici ?

J’ai essayé de changer la politique de Google de l’intérieur, en tant que designer éthique, après que Google a racheté mon entreprise en 2011. J’ai échoué car rien n’incite les entreprises à le faire. J’ai découvert que seule l’influence extérieure des gouvernants, des actionnaires, des médias, des annonceurs pouvait amener ce changement.

Persuasion et magie

La persuasion est une question d’asymétrie de pouvoir.

J’ai appris cela enfant en découvrant la magie. J’ai appris que l’esprit humain était très vulnérable et influençable. Le magicien nous dit « Piochez n’importe quelle carte ! ». De votre côté vous pensez que votre choix est libre, alors que le magicien, avant même que vous ne choisissiez une carte, a truqué le paquet et connaît déjà le résultat. Ce tour est possible car celui qui tient les cartes sait la façon dont votre esprit fonctionne, alors que vous non.

A l’université, j’ai étudié au Laboratoire de technologie persuasive de Stanford pour comprendre comment la technologie pouvait influencer nos attitudes, nos croyances, nos comportements. Je travaillais sur des projets avec les fondateurs d’Instagram, nous avons lancé le prototype d’une application persuasive faite pour soulager de la dépression, appelée « Transmets du soleil ». Comme la magie, la technologie de la persuasion consiste en une asymétrie de pouvoir, une capacité croissante à influencer le comportement de l’autre.

Echelle des plateformes et course à l’attention

De nos jours, les grandes plateformes ont plus d’influence et en savent plus sur nos actions quotidiennes que n’importe quel gouvernement. 2,3 milliards de personnes utilisent Facebook, l’équivalent de la Chrétienté dans le monde. 1,9 milliards utilisent Youtube, soit plus que l’Islam et le Judaïsme réunis. Ceci n’est pas neutre.

Le modèle de revenus publicitaires conditionne le profit de ces plateformes à la quantité d’attention captée. C’est la course « au plus profond du cerveau humain », pour atteindre ses zones les plus reculées – notre cerveau reptilien – lieu de la dopamine, de la peur, de la colère, et en extraire le maximum d’attention.

Comment la technologie a piraté nos faiblesses

Cela commence par la captation de l’attention. Les techniques comme « pull to refresh » fonctionnent comme des machines à sous pour nous forcer à continuer à jouer, même pour rien. Le « scroll infini » nous ôte toute possibilité de stopper le défilement des contenus. Vous pouvez essayer de vous imposer une forme de contrôle, mais en face de vous, de l’autre côté de l’écran, ce sont des milliers d’ingénieurs qui travaillent pour éviter cela.

Le design a ensuite évolué vers un nouvel objectif : faire que les gens deviennent accros à l’attention des autres. Des fonctionnalités comme « follow / suivre » ou « like / j’aime » ont poussé les gens à créer et développer leur audience personnelle, faite de validation sociale au compte-goutte, alimentant de fait le jeu de comparaison et l’émergence du statut « d’influenceur ». Tout d’un coup, tout le monde devait être connu.

La course est allée plus loin dans la persuasion de notre identité : les applications de partage de photographies qui contiennent des options de « filtre de beauté », altérant la réalité de notre image, capturent mieux l’attention que celles qui n’en proposent pas. Cela a alimenté le Syndrome de dysmorphie[4] en modifiant l’idée que des millions d’adolescents se font d’eux-mêmes, c’est-à-dire en leur imposant des versions irréalistes d’eux-mêmes et en renforçant l’évaluation sociale continue dont ils sont l’objet. Ce principe fait que les gens ne vous aiment que si vous semblez différent de ce que vous êtes réellement. 55 % des cas de chirurgies plastiques en 2018 sont le fait de patients souhaitant améliorer leurs selfies (ils étaient 13 % en 2016). Au lieu des seules plateformes luttant une par une pour notre attention, nous nous retrouvons avec un échantillon d’outils utiles en la matière, chacun d’entre nous luttant pour l’attention des autres en utilisant différentes plateformes.  

Être constamment visibles des autres a entraîné une anxiété sociale et une crise massive de la santé mentale. Il vous est impossible de vous déconnecter si votre réputation sociale risque d’être ruinée le temps que vous arriviez à la maison. Après environ 20 ans de baisse, les symptômes de forte dépression des adolescentes de 13 à 18 ans ont augmenté de 170 % entre 2010 et 2017. Dans le même temps, la plupart des parents n’ont jamais été mis au courant de l’asymétrie grandissante entre la technologie de la persuasion et nos faiblesses humaines.

L’intelligence artificielle pour extraire l’attention, le rôle des algorithmes

La course à l’armement pour l’attention s’est déplacée vers les algorithmes et l’intelligence artificielle : les entreprises luttent pour détenir l’algorithme qui prédira le plus efficacement ce qui retiendra les usagers le plus longtemps face à l’écran.

Par exemple, vous lancez une vidéo « Youtube » et vous vous dîtes, « je me souviens ces fois où je suis resté sur Youtube, mais cette fois-ci ce sera différent ! ». Deux heures plus tard vous vous réveillez comme d’une transe et vous vous dîtes « c’est incroyable c’est encore arrivé ! ». Dire que nous devrions faire preuve de self-control, c’est nier l’asymétrie invisible de pouvoir : Youtube a un super ordinateur braqué sur votre cerveau.

Quand vous cliquez sur « Play », Youtube réveille votre avatar, une poupée vaudou à votre effigie. Tous vos clics sur les différentes vidéos, tous vos « j’aime », toutes vos vues, participent à l’amélioration de votre poupée dans tous ses détails, vous ressemblant de plus en plus pour que vos actions soient de plus en plus prévisibles. Youtube « pique » alors votre poupée avec ses millions de vidéos pour simuler et prédire celles qui vous maintiendront en ligne. C’est comme jouer aux échecs contre Garry Kasparov, vous allez perdre. Les machines de Youtube ont trop de coups d’avance.

C’est exactement ce qui s’est produit : 70 % du trafic de Youtube résulte maintenant de recommandations automatiques, provenant de ce que « notre moteur de recommandation offre à vous » disait Neal Mohan, CPO de Youtube. Avec plus d’un milliard d’heures de vidéos regardées chaque jour, les algorithmes ont déjà pris le contrôle de la pensée de deux milliards de personnes.

Emmener la colonie de fourmis jusqu’à « Crazytown »

Imaginez l’éventail des vidéos sur Youtube, depuis le côté « calme » des contenus rationnels, étayés, scientifiques, longs (la section « Walter Cronkite »), jusqu’au versant opposé que nous appelerions « Crazytown ».

Comme Youtube veut maximiser notre temps de visionnage, il pousse toute la communauté humaine à pencher vers le versant « Crazytown ». C’est « l’extrémisme algorithmique » :

  • les adolescentes qui ont cherché des vidéos avec le mot « régime » sur Youtube se sont vues proposer des vidéos sur l’anorexie ;
  • Le site AlgoTransparency.org montre que les mots-clefs les plus représentés par les vidéos recommandées automatiquement sur Youtube sont : « être scolarisé », « mettre en lambeaux », « ridicules », « démantelés », « débats », « déchirés », « confronter », « détruit », « haït », « démolis », « effacés » ;
  • en visionnant les vidéos sur la conquête spatiale de la NASA, les vidéos conspirationnistes « La Terre est plate » ont été recommandées des millions de fois avant d’être déréférencées ;
  • Youtube a recommandé les vidéos d’Alex Jones InfoWars 15 milliards de fois – soit plus que tous les trafics réunis du NYTimes, du Guardian, du Washington Post et de Fox News ;
  • Plus de 50 % des activistes extrémistes utilisent Internet pour diffuser leurs contenus (étude Bellingcat). Youtube est le site qu’ils utilisent le plus ;
  • Lorsque le rapport Mueller sur le rôle joué par la Russie dans les élections américaines de 2016 a été publié, les reportages de RussiaToday’s ont été les plus recommandés, parmi plus de 1000 autres chaînes ;
  • Les adultes consultant des contenus sexuels se sont vus recommander des vidéos contenant d’avantage d’actrices jeunes, puis d’adolescentes puis d’enfants jouant en maillots de bain (article NYT) ;
  • Les fake news se propagent six fois plus vite que les informations éditorialisées, au contraire des nouvelles réelles, qui sont limitées par la réalité des faits (MIT Twitter Study).

La liberté de parole n’est pas la même chose que la liberté d’atteindre. Tout le monde a le droit de s’exprimer, mais personne ne doit avoir celui d’utiliser un mégaphone pour atteindre les oreilles de deux milliards de personnes. Les plateformes sociales amplifient les discours clivants sans appliquer aucun standards ni pratiques utilisés régulièrement par les médias et diffuseurs traditionnels. Si l’on devait écrire la devise des plateformes technologiques, ce serait « avec un grand pouvoir n’est venue aucune responsabilité ».

Une relation égale ou asymétrique ?

Une fois que l’on a constaté à quel point les technologies ont pris le contrôle des individus, nous devons interroger la nature du contrat commercial liant l’usager à la plateforme : est-ce un contrat équilibré entre deux parties, ou la manifestation d’une relation déséquilibrée et asymétrique ?

Il y a eu un grand malentendu sur la nature de la relation commerciale liant la plateforme et l’usager, lié au fait que les plateformes se sont toujours présentées comme des partenaires ouverts à pouvoir équitable. Dans les faits, elles jouent beaucoup plus le rôle d’un psychologue, d’un avocat ou d’un prêtre. Elles ont un degré d’information supérieur au vôtre et vous imposent leur pacte de confiance.

Dire « nous donnons aux gens ce qu’ils veulent » ou « nous sommes des plateformes neutres » dissimule en réalité une dangereuse asymétrie. Google et Facebook détiennent une telle quantité d’informations compromettantes sur deux milliards d’humains, qu’elles excèdent largement le rôle d’un psychologue, d’un avocat ou d’un prêtre, tout en maximisant certains comportements pour en tirer des bénéfices.

L’asymétrie ne fera que s’aggraver exponentiellement

La raison pour laquelle nous devons rétablir la balance maintenant est que la situation va empirer. L’intelligence artificielle augmentera les capacités de la technologie à prédire ce qui manipulera les foules, pas moins.

Une théorie du complot répandue voudrait que Facebook vous écoute à travers votre microphone, parce que le sujet dont vous veniez de discuter avec votre ami vient justement d’apparaître sur votre fil d’actualités… Mais les experts sont formels : ils n’écoutent pas. La vérité est plus terrifiante encore : ils n’ont même pas besoin d’écouter. Il leur suffit de réveiller l’une de leurs 2,3 milliards de poupées vaudous représentant votre avatar pour prédire avec précision la conversation que vous êtes susceptible de tenir.

Et cela ne fera que s’aggraver. Aujourd’hui déjà, les plateformes sont facilement capables de prédire :

  • si vous êtes seul ou si vous manquez de confiance en vous ;
  • vos 5 principaux traits de personnalités rien qu’avec l’analyse du temps que vous passez en ligne ;
  • quand vous êtes sur le point d'entrer en couple ;
  • votre sexualité avant que vous en ayez conscience ;
  • quelles vidéos vous feront rester en ligne.

Mis ensemble, Google et Facebook sont comme un prêtre dans un confessionnal écoutant les vies de deux milliards de personnes, mais dont l’unique but est d’influencer le comportement de ces personnes pendant qu’un tiers les enrichit.

Pire encore le prêtre dispose d’un super ordinateur établissant des schémas de calcul parmi les 2,3 milliards de confessions, pour prédire la confession que vous comptiez faire avant même que vous n’en ayez conscience – et mieux vendre ainsi les accès au confessionnal à d’autres parties.

La technologie, non surveillée, sera uniquement capable de prédire plus précisément ce qui influencera notre comportement, pas moins.

Il y existe deux solutions pour prendre le contrôle d’un humain : 1/ vous pouvez construire des intelligences artificielles plus sophistiquées pour prédire ce qui manipulera les actions d’une personne. 2/ vous pouvez simplifier les humains en les rendant plus prévisibles et réactifs. Aujourd’hui la technologie fait les deux à la fois : les profits dégagés par Facebook et Google sont réinvestis dans de meilleurs modèles prédictifs et des machines apprenantes (machine learning) pour manipuler les comportements, tout en simplifiant les réflexes humains en leur soumettant des stimuli toujours plus simples. C’est une façon de mettre échec et mat l’humanité.

Tous ces effets ne sont que les facettes d’un seul et même péril

Nous pensons souvent les problèmes causés par la technologie indépendamment les uns des autres – addiction, distraction, fake news, polarisation, santé mentale et dépressions adolescentes. Ils ne sont pas séparés. Ils sont des facettes d’un seul et même mouvement qui est la conséquence de la course à destination de la racine de nos cerveaux.

Réduction de notre capacité d’attention, baisse de notre confiance, polarisation des idées politiques, récompense à l’outrage, crise  de la pensée critique, augmentation de la solitude et de l’isolement social, hausse des suicides chez les adolescents – en particulier chez les filles, augmentation des extrémismes et des théories du complot –fragilisation enfin de notre environnement d’informations et de la fabrique sociale dont nous dépendons. Chacun de ces traits alimente l’autre.

Lorsque notre capacité d’attention se réduit, nous ne pouvons que nous exprimer plus simplement, avec 140 caractères pour résumer des problèmes complexes, encourageant la polarisation : la moitié des gens semblent d’accord en cliquant sur un simple bouton d’appel à l’action. Les chercheurs en psychologie de New York ont montré que chaque mot agressif ajouté à un tweet augmentait son taux de retweet de 17 %. Plus d’outrages entraîne des effets de foule, avec des personnes de plus en plus en colère sur des sujets pourtant de plus en plus lointains.

Tout cela mène à une culture du fantasme qui électrise les groupes occupés à s’insulter et à se troller les uns les autres autour de l’interprétation la moins charitable d’un message de plus en plus simple. Les incompréhensions réciproques entraînent des réflexes de défense. Plus de victimisation, plus de colère et de polarisation, moins de confiance sociale. « La culture du fantasme[5] » fige les positions, empêche une pensée inclusive habile à refléter le monde complexe dans lequel nous vivons, nuit à notre capacité à construire des agendas partagés. Plus d’isolement entraîne de fait une sensibilité croissante pour les théories du complot.

Comme la capacité d’attention se réduit, les entreprises doivent fragmenter cette attention en la découpant en plusieurs flux – nous encourageant à être multitâches, à faire toujours 3 ou 4 choses à la fois. Elles peuvent ainsi multiplier artificiellement le marché de l’économie de l’attention, tout en dégradant la qualité de notre temps d’attention. Notre temps moyen de concentration chute, comme notre productivité.

Nommer ce système

Tous ces effets sont reliés entre eux et se renforcent. Frank Luntz appelle cela le « dérèglement climatique culturel ». Au Center for Humane Technology nous le nommons « le déclassement humain ».

Pendant que la technologie améliorait les machines, elle déclassait l’humain : déclassement de notre capacité d’attention, de notre civilité, de notre santé mentale, de nos enfants, de notre productivité, de notre esprit critique, de nos relations, de notre démocratie.

Tout le monde est concerné

Même si vous n’êtes pas sur ces plateformes, vous êtes affecté par ce problème. Vous vivez toujours dans un pays où vos concitoyens votent selon ce qui leur a été recommandé. Vous envoyez toujours vos enfants dans des écoles où d’autres parents croient des théories anti-vaccins qui leur ont été proposées sur les réseaux sociaux. Les cas de rougeole ont augmenté de 30 % entre 2016  et 2017 et les mots clefs principalement utilisés étaient « vérité sur les vaccins » parmi les requêtes sur les questions de santé.

 Nous sommes tous dans le même bateau. Le déclassement humain est comme un nuage noir qui descend sur la société et affecte tout le monde.

Compétition avec la Chine

Ce déclassement impacte aussi la compétition mondiale. Comment batailler avec la Chine, ou quelque nation que ce soit lorsque l’on dégrade le temps d’attention de ses citoyens, l’esprit critique, la santé mentale et qu’augmente la polarisation politique ?

Conclusion

Le rôle d’un gouvernement est de protéger les citoyens. Tout ceci, et je le pense vraiment, peut être réparé avec des mesures et des incitations à la hauteur du problème.

Je ne suis pas contre la technologie. Mais le génie est sorti de la bouteille et il faut l’y remettre. Nous avons besoin d’une nouvelle « technologie humaine » conçue pour garantir notre bien-être et protéger notre tissu social sur lequel ces technologies sont construites. Nous ne pouvons pas compter sur ces plateformes pour changer la donne. Notre gouvernement doit légiférer et fixer les garde-fous de ce marché pour que les entreprises œuvrent à des technologies qui renforcent la société et nos capacités, au lieu de les détruire, tout en nous protégeant de ses dangers.

Le créateur de Netscape Marc Andreesen disait en 2011 que « les technologies mangeraient le monde » car elles viendraient inévitablement combler des espaces préservés de notre société : les taxis, la publicité politique, la génération de contenus, etc.

Mais la technologie ne doit pas supplanter nos institutions et nos espaces sociaux sans prendre la responsabilité de les protéger :

  • la technologie « a mangé » les campagnes d’élection sur Facebook, tout en supprimant les contrôles de la FEC comme la parité des temps de parole en matière politique ;
  • elle a mangé le terrain de jeu de la guerre de l’information en remplaçant l’OTAN et le Pentagone par quelques équipes de modérateurs employés de Facebook, Google ou Twitter ;
  • elle a mangé nos émetteurs de dopamine, sans la supervision d’une agence de santé ;
  • elle a mangé le développement de nos enfants avec Youtube, pendant que sautaient les barrières de contrôle sur les contenus des dessins animés.

Exactement 50 ans plus tôt, le présentateur de dessins animés Fred M. Rogers a témoigné devant ce même comité et vous a fait part de ses craintes concernant la course engagée vers la violence dans les dessins animés diffusés à la télévision. Le monde de Youtube et de TikTok est bien plus dangereux que celui de la télévision d’alors, et présenté à une audience immensément plus grande. Aujourd’hui Mister Rogers n’aurait pas une chance…

Mais ce jour-là, les Sénateurs ont décidé d’agir et ont pris une décision fondatrice pour protéger nos enfants sur la télévision publique. Cette décision a changé durablement le paysage des programmes, pour le mieux. Aujourd’hui j’espère que vous choisirez de la même manière de protéger les citoyens et l’ordre du monde, en soutenant une économie technologique humaine et protectrice de l’humain, seule capable de renforcer et de protéger notre société.

Les conséquences de nos actions en tant que civilisation sont aujourd’hui plus cruciales qu’elles ne l’ont jamais été,  et si nous sommes incapables de prendre les bonnes décisions, nous irons droit dans le mur.  

Merci,

 

Tristan Harris, Center for Humane Technology. Contributions de Yael Eisenstat et Roger McNamee.

 

 

Traduction en Français par Florent Souillot, membre du collectif Lève les Yeux. 

[1] « pull to refresh »

[2] « infinite scroll »

[3] « human downgrading »

[4] « Body Dismorphic Disorder »

[5] « Callout culture »