Contre l'alternumérisme

Julia Laïnae et Nicolas Alep

Voici un essai incisif. Quelques pages aussi concises que précises qui tentent de tracer une ligne – un fossé ? - entre deux camps parmi ceux qui critiquent le numérique. Il y aurait les radicaux, les purs, ceux qui sont dans le vrai, eux. Les auteurs Julia Laïnae et Nicolas Alep se définissent comme « militants technocritiques » appartenant à des associations, respectivement les Décâblés et Technologos. De l'autre côté, il y aurait tous les autres, « inconsistants et conformistes », parmi lesquels Lève les yeux a l'honneur d'être cité : les « alternuméristes ». Une ligne qui obligerait alors de se positionner : sommes-nous assez « purs » pour être du bon côté ? D'emblée nous répondons que nous refusons l'étiquette, et que nous refusons la ligne. Nous allons tenter d'expliquer pourquoi.

Le livre commence par le constat, en dix petites pages implacables, de la numérisation du monde et de ses effets catastrophiques : « L'informatique radicalise la logique réductrice de la bureaucratie, et c'est un régime de vérité toujours plus hégémonique, exclusif ou excluant qui s'impose ». La numérisation est donc une « régression » qui a notamment « renforcé le pouvoir des entreprises sur la vie des gens ordinaires, renforcé les logiques de centralisation et de concentration du pouvoir social, (...) a aggravé l'exploitation au travail (...) et provoque une accélération de la dramatique crise écologique », reprenant ici les constats principaux de « La liberté dans le coma », paru l'an dernier dans la même édition1.

Puis vient le procès des impurs. De Greenpeace à Bernard Stiegler en passant par Karine Mauvilly, et donc Lève les yeux, tous ceux qui veulent composer, « s'adapter », ou pire encore « réguler » se fourvoient dangereusement, idiots utiles de l'industrie numérique et de son projet totalitaire. Sont pointés du doigt les « faux critiques », qui utilisent des casques de réalité virtuelle pour sensibiliser aux effets du numérique, insistant toujours sur le « bon usage », avec en creux « l'injonction à s'adapter »2. Un chapitre entier est ensuite dédié à la critique du « librisme », ce mouvement en faveur du logiciel libre, mêlant considérations techniques et arguments philosophiques. Ainsi sur le fond, les auteurs de référence de la pensée technocritique comme Jacques Ellul, abondamment cité, confèrent au texte une charpente intellectuelle extrêmement convaincante, qui a ébranlé jusqu'à un « alternumériste » revendiqué tel qu'Hubert Guillaud, rédacteur en chef d'Internet Actu.3 Enfin la conclusion ne propose qu'une seule voie : « la désescalade technologique », avec la « construction d'un monde hors de l’électrification et de la numérisation ».

Pour Lève les yeux, il convient donc de répondre. Tout d'abord nous refusons le fossé que les auteurs tentent de creuser entre eux et nous et y opposons un pont, comme celui que nous avons patiemment construit cette année en préparation des Assises de l'attention, auxquelles ont participé les associations technocritiques Technologos, Ecran Total, Déconnexion et les éditions L'Echappée et La Lenteur (éditrice du livre), toutes ayant le jour J tenu un stand, et porté une parole en tribune, après avoir largement contribué à définir les messages politiques du collectif d'associations.

Comme ils le concèdent, nous faisons (« presque ») le même constat d'un problème « global » lié à notre aliénation collective au numérique. Là où nous divergeons c'est donc essentiellement sur les solutions. Pour les auteurs, qui semblent osciller entre la « politique de l'impuissance » assumée par Ivan Illich et l'espoir de « décâbler » l'humanité, on comprend qu'il n'y a rien à espérer du côté des institutions, définitivement sujettes au pouvoir des géants du numérique. Nous pensons pour notre part que ces institutions peuvent encore agir. Qu'il s'agisse d'interdire les écrans à l'école, d'introduire le droit à la déconnexion des parents d'élèves, d'interdire les écrans vidéo publicitaires, nous nous sommes mis d'accord au sein du Collectif Attention et avons porté ces propositions. Des partis politiques commencent à s'en saisir. Nous menons la bataille culturelle pour que chaque individu, et toute la société dans son ensemble, interroge son aliénation au numérique, mais sans apposer un jugement moral définitif qui leur fermerait la porte de nos arguments. Concernant Internet, qu'il nous est reproché de vouloir réguler : son existence est-elle problématique en soi ? Pour les auteurs de l'essai, cela est clair. Pour nous la question reste ouverte, nous n'en sommes pas convaincus, nous croyons que cela peut encore jouer un rôle positif, et reconnaissons à tout le moins la part de doute face à l'immensité d'une telle question.

Mais au-delà du fond, c'est bien la forme de cet essai « en contre » qui nous pose problème. La prise de conscience écologique progresse très rapidement, et enfin les vraies questions commencent à émerger : comment vivre sans croissance ? Quel rôle pour la technologie dans la nécessaire transition ? Ce sont les questions centrales des années à venir, et la pensée technocritique a ici un éclairage décisif à apporter. Reste toutefois à être entendu. Reste à convaincre l'immense majorité, celle qui baigne au quotidien dans le « techno cocon » d'Alain Damasio, shootée aux likes et aux snaps. A cet égard, quel est le plus souhaitable pour les patrons de la numérisation du monde ? Un vaste mouvement citoyen exigeant la fin des écrans dans la rue et à l'école, ou une opposition divisée, avec d'un côté des « alternuméristes » et de l'autre des « technophobes » isolés que l'on peut caricaturer à l'envi ?

Des lignes, toujours doivent être tracées pour se positionner sur le champ politique, et nous préférons celles de Michel Desmurget, qui s'attaque à l'insincérité des voix pro numériques déguisées en discours de prévention dans les médias, en dévoilant leurs incohérences et leurs conflits d'intérêts. C'est « contre » eux qu'il faut écrire – si d'aventure il faut écrire en « contre », ce qui n'est pas notre projet – pas contre des alliés naturels comme Karine Mauvilly et Lève les yeux, qui dédient temps et énergie à la même cause que Technologos et les Décâblés.

Puisse notre pont être aperçu de l'autre côté du fossé...

Par Yves Marry

1Groupe Marcuse, La liberté dans le coma, La Lenteur, 2019

2On notera ici que Lève les yeux n'utilise jamais d'écran dans ses interventions et n'incite pas au « bon » usage mais au « moins » d'usage, et ne se reconnaît donc en rien dans cette étiquette

3Lire sa recension de l'ouvrage ici : http://www.internetactu.net/2020/02/13/de-lalternumerisme-dautres-numeriques-sont-ils-possibles/