Dans la tête de Mark Zuckerberg

Julien Le Bot

« Les capitalistes de la surveillance savent tout de nous, et nous ne savons rien d'eux » dénonce l'économiste Soshana Zuboff dans un récent ouvrage1. On peut donc saluer l'effort de Julien Le Bot visant à entrer « Dans la tête de Mark Zuckerberg » et ainsi à réduire – relativement s'entend... - l'immense asymétrie de savoir, et donc de pouvoir, entre GAFAM2 et citoyens.

Avec 2,4 milliards d'individus connectés et une capitalisation boursière estimée à environ 500 milliards de dollars fin 2019, la place de l'entreprise Facebook (qui a absorbé entre autres Whatsapp et Instagram) dans le monde est devenue décisive. Aussi comprendre son histoire à travers celle de son fondateur et actuel PDG – possédant 60 % des droits de vote au Conseil d'administration, fait rare dans la Silicon Valley – s'impose comme un besoin impérieux.

L'ouvrage, aux sources très limitées donc, qui recolle des informations glanées sur internet, en particulier les déclarations de M. Zuckerberg sur sa propre page Facebook, montre comment le jeune hacker d'Harvard a su imposer en quelques années son « réseau social » au monde. Occupant en 2004 un espace encore libre sur la toile, Facebook permet dès sa création d'assouvir notre soif de « connexions sociales » Naît ainsi une « communauté ». En 2008, l'arrivée de la numéro 2 Sheryl Sandberg, avec son modèle de valorisation par la publicité, marque un tournant. Elle fait basculer l'entreprise vers une rentabilité stratosphérique, avec un modèle basé à 98 % sur les revenus publicitaires. Les ennuis ne commencent vraiment qu'en 2016, année du Brexit et de l'élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, deux séquences électorales durant lesquelles les possibilités de désinformation via Facebook auront joué à plein. L'irruption du scandale Cambridge Analytica début 2018, révélant l'influence effective des données collectées via Facebook sur ces deux élections à travers les messages ciblés de propagande, fait monter d'encore un cran la critique avec en point d'orgue l'audition au Sénat américain le 10 avril 2018.

L'auteur, au-delà de ces faits marquants, ne manque pas de rappeler la longue liste de reproches adressés au géant américain et à son jeune chef : remise en cause de l'intimité et quasi disparition de la « vie privée », isolement social, hystérisation des débats publics, avec hausse du complotisme et de la haine en ligne, enfermement dans des « bulles algorithmiques »... Nombre d'anciens de Facebook et d'analystes dénoncent avec force les dégâts causés sur le « tissu social » par ce « monstre » qui, « tel celui de Frankestein a échappé à son créateur ». Pourtant tout au long des quinze années d'existence de l'entreprise, rien ne semble ébranler le cap des débuts : connecter toujours davantage.

Aussi ce qui transparaît tout au long du livre, c'est l'apparente inconséquence de Mark Zuckerberg, virtuose de l'informatique et de l'entrepreneuriat mais largement dépassé par les impacts politiques de son œuvre. Mu par une foi aveugle dans les bienfaits de la technologie, il martèle contre toutes les évidences que Facebook est « globalement utile ». A chaque épisode de remise en cause il s'excuse, assure comprendre le poids de ses responsabilités, puis affiche sa confiance dans l'avenir grâce à l'affinage des algorithmes... Sa colossale fortune faisant sans doute obstacle à sa lucidité, le multimilliardaire de 35 ans semble lui aussi coincé dans une « bulle », alors même que des bouleversements politiques majeurs et des drames humains – que l'on songe un instant aux massacres de Rohyngas en Birmanie favorisés par la propagation de haine en ligne dans un pays où Facebook est l'autre nom d'internet3 – prennent place en partie à cause de son entreprise.

On découvre enfin les ambitions politiques du jeune prodige, qui, avec le lancement de sa cryptomonnaie « libra » en 2019, ne parvient plus à masquer ses intentions démiurgiques. Des ambitions qui ont de quoi inquiéter ceux qui ne partagent pas son « technoptimisme » naïf... Car si on en sait un peu plus sur Mark Zuckerberg, on a bien du mal à voir se dessiner des perspectives de régulation, à cerner la position de la France ou de l'Union européenne face à ce défi majeur. Et comme face aux autres géants numériques l'on se sent... petit, et bien mal protégé.

En partenariat avec la Revue Projet

1« Shoshana Zuboff, L'âge du capitalisme de surveillance », version française annoncée pour octobre 2020 aux éditions Zulma

2Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft

3Les experts de l'ONU ont qualifié le rôle de Facebook de « déterminant » dans la propagation des discours de haine envers les Rohyngas en Birmanie le 13 mars 2018