On achève bien les enfants

Fabien Lebrun

Fabien Lebrun, On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique, Le Bord de l'eau, 2020

Fabien Lebrun n'y va pas par quatre chemins. Dans une plaidoirie implacable contre l'objet « écrans », il ne prend aucun détour et ne mâche aucun mot pour raconter le drame de ce qu'il nomme le « totalitarisme numérique » pour les enfants, partout dans le monde. Tout au long de l'ouvrage, le ton est alarmiste, les termes violents et, si l'on peut saluer la sincérité du propos qui refuse d'être édulcoré, on conseillera au lecteur d'avoir le cœur bien accroché...

La première partie forme une bonne synthèse des ouvrages de référence sur les effets des écrans parus ces dernières années et déjà traités ici : des « ravages des écrans » de l'allemand Manfred Spitzer à « la fabrique du crétin digital » de son homologue français Michel Desmurget, en passant par « Quand les écrans deviennent neurotoxiques » de Sabine Duflo, la liste des maux de la surexposition pour les enfants est exhaustive, avec bien sûr le détail des impacts sur la santé mentale et physique (troubles de l'attention, obésité, baisse de l'intelligence, problèmes de sommeil, intolérance à la frustration... et la liste est encore longue).

Après la « destruction des enfants via l'objet écrans », le sociologue nous plonge dans les antres de la « destruction via les contenus des écrans », là aussi force études et références à l'appui. Émissions de télé-réalité abrutissantes et valorisant la compétition, pornographie accessible toujours plus jeune, jeux vidéos violents qui font « l'apologie de la guerre capitaliste », réseaux sociaux renforçant le narcissisme : les contenus consommés, loin de l'idée vantée partout d'un numérique pédagogique, sont dans l'immense majorité néfastes pour les enfants comme pour la société, avec comme fonction première de rapporter du profit à ceux qui les conçoivent en captant l'attention et des parts de marché.

Le fil rouge, dans une perspective résolument marxiste, est ainsi la dénonciation des détenteurs de capital profitant dans des proportions indues de cet essor de l'écran : l'industrie numérique. C'est le cœur de la troisième partie, qu'on aurait souhaité voir plus développée, dans laquelle on mesure l'immense scandale des profits liés à la numérisation du monde en dépit des « destructions » qu'elle engendre.

Enfin, et c'est sans doute la plus grande originalité de l'ouvrage, un lien est fait avec le coût humain de la fabrication et du recyclage des écrans, dans les « périphéries capitalistes ». L'auteur va jusqu'à accuser les écrans de causer un « génocide » au Congo, reprenant les déclarations du Prix Nobel de la paix 2018 Denis Mukwege à propos des massacres liés à l'extraction du cobalt : « chaque fois que nous recevons un coup de fil, un enfant est violé au Kivu ».1

Culpabilisante et provocante, la sentence n'en est pas moins fondée sur une réalité qui nous dépasse et nous oblige. Des abus d'Apple dans les usines de Foxconn aux souffrances des populations du Kivu, c'est bien de barbarie qu'il s'agit. Aussi désagréable soit-il, ce déplacement de la focale vers là où nos pays occidentaux externalisent leurs pollutions semble un mal nécessaire pour la pleine prise de conscience des enjeux à l’œuvre.

Véritable cri d'alarme, comme un écho à la souffrance des enfants à travers le monde, « On achève bien les enfants » n'invite pas à l'optimisme. Des références philosophiques pertinentes égrènent toutefois la lecture, avec notamment les incontournables Jacques Ellul et Hanna Arendt, conférant une certaine profondeur à la critique et permettant d'inscrire le sujet dans le champ politique de la résistance au capitalisme numérique. Lève les yeux, qui s'efforce de travailler avec le reste de la société civile à cette résistance, ne peut que s'en réjouir.

1 Denis Mukwege et Guy-Bernard Cadière, Réparer les femmes. Un combat contre la barbarie, Bruxelles, Mardaga, 2019.