The Valley

Fabien Benoit

Dans son ouvrage intitulé The Valley - Une histoire politique de la Silicon Valley, Fabien Benoît nous emmène au cœur du monde des géants de la "Big tech".

Rythmé par des entretiens avec des cadres de ces entreprises, des membres des cabinets spéculatifs les finançant, des observateurs et des journalistes, son enquête présente un intérêt double : proposer une plongée documentée et facile d'accès dans l'univers des Gafams et en faire une analyse politique.

Ce pari réussi est suffisamment rare pour être salué.

D'une part parce que les documents retraçant l'histoire de ces entreprises sont souvent spécialisés : on pense au livre foisonnant mais difficile d'accès de Fred Turner, Aux sources de l'utopie numérique - De la contre-culture à la cybertculture paru chez C&F Editions. D'autre part, parce qu'en faire une lecture politique n'est pas si courant. En effet, si pas une semaine ne passe sans qu'un nouvel essai ne s'ajoute à la critique du tournant numérique que nous subissons, il est plus rare de bénéficier une vraie analyse politique de ces enjeux.

Il existe plusieurs raisons à cela : d'habitude, on ne débat pas de technologie car ce n'est précisément pas une question politique. Par politique, nous entendons une critique de la technologie sous l'angle de l'idéologie qu'elle véhicule et du pouvoir qu'elle représente, ce qui n'est pas évident lorsque l'on parle du numérique : c'est la faculté naturelle de la technique que d'avancer pour ce qu’elle n’est pas, à savoir un simple véhicule. D'habitude, on ne parle que de responsabilité individuelle, de bons ou de mauvais usages, autant d'arguments surtout utiles à culpabiliser les utilisateurs et à les rendre incapables d'agir collectivement. Saluons à ce titre le travail nécessaire mené à contre-courant par Jamie Bartlett, Shoshana Zuboff, Antonio Casili ou encore Célia Izoard, pour ne citer qu'eux. 

Fabien Benoit nous rappelle que cette prétendue neutralité masque une réalité simple que tout le monde gagnerait à avoir en tête : la technologie est toujours une modalité spécifique d’exercice d’un pouvoir par une population. C'est ce que nous montre la face cachée de la vallée, avec ses travailleurs ubérisés, ses nouveaux riches et ses capital-risqueurs. 

Dissimulé sous nos heures de divertissement mondialisé et sous le spectacle continu du monde, c’est ce pouvoir qui s’exerce chaque jour sur nos vies en façonnant nos esprits et nos actes, et c'est lui que l'auteur nous propose de rencontrer. Car le projet des plateformes n’est pas seulement celui d'une industrie du divertissement, c’est aussi une vision mise en action avec ses principes, ses tenants, ses ennemis, ses agents et ses instruments, ses objectifs, son histoire propre qu'il faut recontextualiser :

« L'histoire politique de la Silicon Valley est une histoire américaine. C'est une histoire de conquête, de colonisation, de frontière à repousser. De monde à reconstruire ou de nouveau monde à bâtir. La question est de savoir de quel monde il s'agit. »

The Valley constitue une introduction à cette histoire, depuis les pionniers du Web œuvrant à Stanford sous l'égide de l'armée et des programmes de Défense, au libéralisme spéculatif des années Reagan, en passant par les mouvements hippies et contre-culturels des années 60 et 70. Ce sont ainsi toutes les grandes figures de la "Vallée" que l'on découvre, des promoteurs du logiciel libre jusqu'aux chantres actuels du transhumanisme inspirés par Ayn Rand : Pieter Thiel, Raymond Kurzweil, etc. 

« La contre-culture libertaire porte en elle les ferments du libéralisme, du sacre de l'individualisme, et annonce la conversion libertarienne de la Silicon Valley et du monde numérique. »

D’un côté, il y a un monde à détruire : le collectif et la collectivité, l’Etat, le gouvernement, la loi, les syndicats, les principes d’égalité et de fraternité, les institutions, les corps intermédiaires, l’impôt, la bureaucratie, les prestations sociales, les assistés, les takers, le principe de redistribution et de partage des richesses, le droit, l’emploi, la démocratie. Ce monde c'est encore celui dans lequel nous vivons et dont les faiblesses actuelles semblent chaque jour plus grandes. 

De l’autre, un nouveau monde à imposer : l’individu, la communauté, le marché, la libre concurrence, la dérégulation, le contrat de gré à gré, le principe de liberté, la prise de risque, la finance, la méritocratie, le capital, la récompense, les makers, l’autonomie, l’innovation, la dirsuption, la communauté.

Sans spéculer sur ses chances de réussir, force est de constater que les effets de ce combat sont déjà visibles, dans tous les champs de notre vie. Le périmètre du pouvoir technologique ne se limite donc pas à nos addictions individuelles : c’est toute notre société qui est adressée. En plus d'être devenu le poste avancé d'une forme particulière et radicale du capitalisme, la "Vallée" est devenu l'organe de ce nouveau pouvoir. Derrière l'accumulation du capital, c'est ce pouvoir libertarien qui s'exerce, celui du rêve mortifère d'un homme sauvé par les machines :

« Dans vint-cinq ans, tout le monde sera transhumain et dans cinquante, plus personne ne sera humain. »

Ce livre est là pour nous rappeler que ce combat a lieu en ce moment, à l'aube de la 5G et des objets connectés, et que ce choix est en train de nous échapper. Il doit donc être salué car il participe en ce sens à l'émergence d'un vrai débat public à l'endroit des technologies, que nous appelons de nos vœux.

Florent Souillot, du collectif Lève les Yeux 

Fabien Benoît, The Valley ; Une histoire politique de la Silicon Valley, Les Arènes, 2019.