Tribune du Collectif Attention dans Reporterre : « L’école surexpose les enfants aux écrans »

Le Collectif Attention rassemble des associations luttant contre la surexposition aux écrans. Il a adressé ses recommandations à Caroline Janvier, députée LREM à l’origine d’une proposition de loi de prévention contre la surexposition des enfants aux écrans, et les enverra aux candidats à l’élection présidentielle.

L’école surexpose les enfants aux écrans 

Le constat d’une surexposition des enfants aux écrans semble enfin émerger dans le débat public ! Déjà accaparés plusieurs heures par jour auparavant1, plus de 50 % des enfants ont augmenté leur temps d’exposition aux écrans pendant les confinements. La proposition de loi voulue par la députée Caroline Janvier (LREM) pour endiguer ce fléau et la tribune publiée sur le sujet dans Le Monde en décembre dernier, « La surexposition des enfants aux écrans pourrait être le mal du siècle »attestent d’un début de prise de conscience, que nous saluons. Mais les propositions devront être à la hauteur des enjeux : on ne soigne pas « le mal du siècle » avec des pansements.

Professionnels de la santé, de la petite enfance, enseignants, parents, nous constatons les ravages sur la jeunesse de la déferlante numérique. Troubles du langage, de l’attention, de l’apprentissage, de la socialisation, impact des ondes, conséquences du cyber-harcèlement et d’un accès banalisé à des contenus inappropriés : ce que nous voyons apparaître dans cette société hyperconnectée a toutes les caractéristiques d’un problème majeur de santé publique — en plus d’un impact environnemental bien documenté. Pour le traiter, il faut s’attaquer non seulement aux symptômes mais aux causes du mal. Et remettre en question les intérêts économiques qui les sous-tendent et les choix politiques et idéologiques qui les encouragent.

Les parents ne peuvent pas tout

La réflexion menée actuellement met l’accent sur « la prévention » : avertissements sur les produits et dans les carnets de santé, règles d’usage restrictives en certains lieux, sensibilisation, voire « formation », des parents. À eux de comprendre les dangers et de limiter les dégâts. Face à la pornographie et à la violence qui explosent, une loi en date du 24 février 2022 propose d’« encourager l’usage du contrôle parental ». Il suffirait donc que les parents activent la fonctionnalité de contrôle pour protéger leurs enfants des contenus inappropriés. Mais n’est-il pas fallacieux de promouvoir les « bonnes pratiques », sans jamais remettre en question le fait même que ces machines se retrouvent entre les mains des enfants dès leur plus jeune âge ? Sans même parler de l’obligation de présenter un QR code vaccinal dès l’âge de 12 ans, qui encourage implicitement la possession d’un smartphone. Alors à qui la responsabilité ? Est-ce sur les parents que toute la « prévention » doit reposer, alors qu’ils subissent une injonction croissante à l’usage du numérique, y compris de la part de l’école ? Est-ce donc uniquement aux parents qu’il appartient de protéger la jeunesse de la dépendance aux écrans ?

Il est temps de dénoncer les choix politiques faits en matière d’éducation. Depuis 2015, le projet d’école numérique de l’Éducation nationale affiche l’objectif « que la jeunesse soit de plain-pied dans le monde numérique »Un milliard d’euros y était alors alloué, et on se rappelle du contrat passé par la ministre Vallaud-Belkacem avec Microsoft. Depuis 2019, les régions passent au lycée 4.0, dépensant des sommes considérables pour équiper les lycéens d’ordinateurs portables (42 millions d’euros en Grand Est), et les livres scolaires disparaissent, cédant la place à ces outils numériques gracieusement offerts. En 2021, dans le cadre du Plan de relance, 115 millions d’euros étaient investis par l’État « pour soutenir les projets pédagogiques de transformation numérique dans l’ensemble des écoles élémentaires ».

Le choix politique fait en haut lieu est clair : immerger nos enfants dans le numérique dès leur plus jeune âge, en prétextant leur offrir des outils pédagogiques nouveaux et forcément « plus performants ». Mais, comme nous le défendons depuis longtemps, éduquer PAR le numérique, ce n’est pas éduquer AU numérique. Dans la réalité, l’école numérique n’améliore pas les apprentissages, au contraire. Les classes restent surchargées à défaut d’investir dans l’humain, et les enfants se retrouvent de plus en plus absorbés par des écrans devenus omniprésents dans leur temps scolaire, en plus d’un usage déjà excessif par ailleurs. Alors que l’école restait un des rares lieux où ils pouvaient en être préservés.

Ce que nous constatons, c’est que le développement du « numérique éducatif » contribue davantage à en faire des consommateurs de nouvelles technologies que des utilisateurs éclairés. Nombre de parents d’élèves « 4.0 » témoignent du fait que l’usage de ces outils s’avère bien plus « récréatif » que pédagogique, et qu’ils se retrouvent dans l’incapacité de maîtriser l’usage qui en est fait par leurs enfants. En réalité, la « transformation numérique de l’école » accélère et renforce la dépendance aux écrans, sans améliorer nullement la réussite des élèves — l’étude Pisa de 2015 en témoignait déjà. L’institution a fait des lobbyistes de la Ed-Tech ses « experts », ce que nous dénoncions dans une lettre ouverte aux organisateurs des États généraux du numérique éducatif ; enseignants, parents et lycéens n’ont pas été invités à s’exprimer sur ces nouvelles pratiques. Enjoints d’apprendre à leurs enfants à vivre avec le numérique et à les en protéger, les parents se retrouvent culpabilisés et impuissants. Interdit de remettre ce « progrès »en question.

Cette « modernisation de l’école » fait fi de l’intérêt des enfants, de leur santé physique, mentale, intellectuelle et psychique. Le projet, semble-t-il, est de faire de l’école un marché, comme l’expliquait en 1998 un article du Monde diplomatique. Une école qui n’aurait plus pour but d’émanciper la jeunesse, mais de vendre à l’industrie numérique son « temps de cerveau disponible »2.

Selon l’Association pour l’amélioration de la vue (Baromètre 2021 de la Santé visuelle ASNAV – OpinionWay), les parents estimaient en 2019 que leurs enfants de moins de 10 ans passaient environ près de deux heures par jour devant les écrans, et environ trois heures et demie lorsqu’ils ont entre 10 et 16 ans. Des chiffres certainement inférieurs à la réalité, puisque les parents ne voient pas tout de la vie de leurs enfants et que l’augmentation du temps sur écran a augmenté à l’école depuis 2019. Aux États-Unis, l’association Common Sense Media a révélé que les enfants de moins de 12 ans avaient un ou plusieurs écrans devant les yeux quatre à six heures par jour.

2 Expression issue d’une remarque de Patrick Le Lay en 2004. Alors président-directeur général du groupe TF1, il avait expliqué : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »

Signataires

Cette tribune a été rédigée par le Collectif Attention (signataires ci-dessous), et cosignée par :
• Nicolas Berard, journaliste et auteur de 5G, mon amour
• Cédric Biagini, éditeur et codirecteur de l’ouvrage Critiques de l’école numérique
• Philippe Bihouix, ingénieur et auteur avec Karine Mauvilly du Désastre de l’école numérique : plaidoyer pour une école sans écrans
• Frédéric Bordage, fondateur du collectif GreenIT
• François Jarrige, historien et maître de conférences à l’université de Bourgogne
• Fabien Lebrun, sociologue et professeur à l’université de Nantes
• Yannick Meneceur, magistrat en disponibilité

Pour le Collectif Attention :
• Audrey Martayan (Nous personne)
• Jean-Luc Quilling (Nous personne)
• Catherine Lucquiaud (L’ACUNE)
• Yves Marry (Lève les yeux)
• Florent Souillot (Lève les yeux)
• Marie-Claude Bossière (CoSE)
• Anne Lise Ducanda (Screenpeace et CoSE)
• Janine Busson-Baude (Enfance-télé : danger ?)
• Sabine Duflo (CoSE)
• Stephen Kerckhove (Agir pour l’environnement)
• Hervé Lemeur (Technologos)
• Sophie Pelletier (PRIARTEM)
• Samuel Sauvage (HOP)
• Mylène Pereira (Screenpeace)

Tribune publiée dans Reporterre le 10 mars 2022