Pour cette 2ème table ronde, Kyrill Nikitine, auteur et journaliste indépendant, a commencé par poser quelques constats liés à l’empreinte écologique du numérique : selon l’entreprise HP, l’univers digital représente 20 milliards d’objets mobiles et 1 milliard d’applications depuis 2020. Selon le Shift Project, la consommation électrique du numérique pourrait aller jusqu’à 30 715 milliards de kWh de l’heure d’ici 2030, soit 51% de plus que la consommation actuelle (ordinateurs, téléphones, tablettes, réseaux fixes et mobiles, centres des opérateurs, centres de stockage des données, réseaux d’entreprises). Par ailleurs, selon une étude de la Royal Society of Technology, ces méthodes de calcul sous-estiment jusqu’à 25% de l’empreinte carbone du numérique à cause de la mauvaise intégration des impacts de la fabrication des outils. Sur la question des déchets, on estime que les smartphones sont recyclés à hauteur de 15% de la totalité des matières premières utilisées. Face à ces constats, les acteurs de la numérisation ont eux aussi leurs arguments : selon un rapport du Global System for Mobile Communication (organisme qui représente les intérêts de 150 opérateurs et dont le directeur est Stéphane Richard, PDG d’Orange), un gramme de Co2 investi dans le numérique représente 10 grammes de Co2 évités dans les autres secteurs. Ce rapport estime que les technologies mobiles ont permis d’éviter l’émission de 2,135 giga tonnes de gaz à effet de serre en 2018, grâce à des facteurs positifs identifiés comme les appels vidéo, les conférences en ligne, les services bancaires et administratifs en ligne, le commerce en ligne, et la baisse des achats en équipement.
Quel crédit accorder aux arguments des soi-disant bénéfices écologiques de la numérisation ?
Xavier Verne a positionné le débat depuis sa place de membre du Shift Project, et donc en termes d’émission carbone. Pour politiser le débat, il cite un extrait de la lettre d’Emmanuel Macron sur ses grands choix technologiques : « L’enjeu est de bâtir la France pour nos enfants et pas de ressasser la France de notre enfance. Il faudra continuer d’investir dans notre innovation et notre recherche afin de placer la France en tête dans les secteurs qui, comme les énergies renouvelables, le nucléaire, les batteries, l’agriculture, le numérique, ou le spatial, feront le futur et nous permettrons de devenir « une grande nation écologique », celle qui la première sera sortie de la dépendance au gaz, au pétrole et au charbon ». Pour Xavier Verne, cette citation pose très clairement le cadre : le numérique est considéré comme un prérequis de la transition écologique. Le Shift Project a repris un certain nombre de travaux, notamment ceux du chercheur Gauthier Roussilhe au sujet des études publiées par Stéphane Richard sur la promesse « un gramme de Co2 dans le numérique équivaut à 10 grammes de Co2 évités ailleurs ». Après avoir refait les calculs, le constat est sans appel : c’est beaucoup plus compliqué que cela. Le numérique n’est pas un prérequis pour la transition écologique. A titre d’exemple, les transports n’ont cessé de croitre depuis les années 50 (sauf en 2020 et 2021) et quand bien même ils sont de plus en plus numérisés, c’est-à-dire que tous les processus logistiques sont optimisés (applications de co-voiturages, des GPS pour éviter les embouteillages ou prendre le trajet le plus court…) d’un point de vue mondial, les transports continuent d’augmenter. En réalité, il y a deux secteurs qui continuent d’augmenter en termes d’émission de Co2, c’est le transport et le numérique. Pour aller plus loin on peut même considérer que le numérique accélère cette augmentation des transports : il n’y a jamais eu autant de camions sur les routes, et cela est lié notamment au développement du e-commerce permis par nos outils numériques.
Fabrice Flipo, philosophe et professeur à l’Institut Mines-Telecom BS, est revenu sur une étude publiée en 2007 : le numérique représentait 2% des émissions de gaz à effet de serre, soit autant que l’aviation. A l’époque, cela avait secoué le monde numérique mais pas plus. Puis, le Global e-Sustainability Initiative (GeSI) avait publié un rapport en 2008 stipulant que grâce au numérique, on pourrait économiser 5 fois les émissions dans les autres secteurs. En 2012 c’était 7 fois, en 2015, 10 fois. Bref, la taille de la promesse n'a cessé d’augmenter. En 2008, un autre rapport publié par une entreprise de consultants, Bio Intelligence Service démontrait la non-validité de ces informations, comme l’a fait par la suite Gauthier Roussilhe. Plusieurs points peuvent donc être soulevés :
- Que devient ce savoir qui est produit et dont presque personne ne tient compte ?
- Quand on lit les différents rapports, quand on regarde les raisons pour lesquelles les arguments des industriels ne fonctionnent pas, on s’aperçoit que les rapports eux-mêmes mentionnent le fait que les promesses ne pourront être réalisées si et seulement si un cadre contraignant empêche l’augmentation des gaz à effet de serre. Ce cadre n’existant pas, les promesses n’ont pas été tenues.
- Comme le dit l’ancien directeur de l’OMC, la mondialisation dans les années 1970 prend place sur la base de deux innovations : le container et internet, qui permettent la circulation des marchandises à l’échelle globale. Internet, ce n’est pas le téléphone pour communiquer, c’est d’abord un moyen pour accélérer les flux logistiques à l’échelle planétaire.
Internet est donc indéniablement lié à la mondialisation : s’il n’y avait pas eu Internet, il n’y aurait pas eu de mondialisation ! Le coût des transports a baissé grâce au numérique, ce qui a rendu la mondialisation rentable. Les modèles économiques de la livraison à domicile pour pas cher existent grâce au numérique. Tout un tas de circulations sont rendues possibles grâce à Internet. D’ailleurs, quand Internet est inventé en 1961, il s’agit d’abord d’appliquer la vision logistique à l’information : désormais, on fait circuler des paquets d’informations qui accompagnent les paquets physiques. Le symbole du monde numérique analysé sous cet angle est l’entreprise Amazon : quand on commande quelque chose avec un smartphone, on fait bouger des chaînes de valeurs globales, c’est-à-dire des circulations à l’échelle planétaire.
Joëlle Zask, spécialiste de philosophie sociale, a continué la réflexion autour du développement de l’industrie numérique en tant qu’accomplissement de la société de consommation : véritable problème de philosophie sociale et politique contemporaine, on peut la définir comme le décrochage entre l’économie réelle et l’économie fabriquée. La consommation est en réalité le moyen de l’accroissement du capital, et non pas le moyen de l’accomplissement de soi, de la satisfaction des besoins, voire même de la création de valeurs ou de plaisirs. Pour la philosophe, il est important de revenir à des fondamentaux de ce type, car lorsqu’on parle de « numérisation de la société » il ne s’agit pas d’une numérisation pour tout le monde et à égalité, mais surtout pour les consommateurs ; d’où son expression d’opium du peuple. L’économie capitaliste utilise la consommation, d’ailleurs, les ultra-riches ne consomment pas ! Ils se payent des expériences, pas des biens, et un certains nombre de géants du numérique interdisent les ordinateurs et autres outils à leurs enfants. Ainsi, la question du numérique en termes écologiques peut être pensée, non pas en tant que relation à un environnement extérieur, mais en tant que relation à soi : comment on se situe par rapport à un environnement particulier, dans lequel il y a des objets, des êtres vivants, des êtres humains.