"Née avec", par Mathilde Georgette Clozier

Discours du 28/09/2022 à l’Assemblée Nationulle

Mes chers amis,

Je vous déteste. Je vous déteste tous. J’ai écrit mon discours comme un cochon. De toute façon ça choquera qui ? Plus je fais de métaphores moins on m’comprend.
Faut de la punchline et du cochon.
Faut pas de l’idée faut de la polémique.
Faut pas d’erreur faut du buzz.
Faut glisser dans le scandale comme dans du beurre.

Je vous déteste, je vous abhorre, et je suis née avec. J’ai 25 ans et je suis née avec, comme un héritage assumé.
« C’est normal et puis elle est née avec ! »
Non ! Je ne voulais pas moi ! C’est pas parce que je suis née avec que j’accepte, que je comprends ! Bonjour bonjour le désespoir si je suis née avec un écran.

Faire écran au foot : Celui qui empêche le jeu, triche en quelque sorte, rend l’action
Injouable ! Alors allez bien vous faire foot avec vos écrans.

Je suis née avec. Erreur 404 : si vous me sortez la liste des avantages, je vous en brandirais une très courte, implacable : les réseaux sociaux. Taisez-vous !!!!
Regardez-nous !
Je suis. Je te suis. Tu ne me vois pas mais je suis là dans l’ombre et je t’épie. Ce n’est que lorsque que le virtuel vomit qu’enfin on descend dans la rue. #me too. Peut-être qu’être cachées aura permis la libération de cette parole là, mais quel taux de violence, quelle quantité de drame aura-t-il fallut accumuler pour faire jaillir en live ce que l’écran ne pouvait contenir ?!

Écran total : celui qui ne laissera jamais passer la lumière.

Mais mes amis ! (J’en 1324 sur Facebook, 554 sur Instagram). Je bégaie quand on ne like pas ma photo et je suis contaminée dans le réel par cette vie fausse. Je suis née avec alors je devrais voir les choses avec un oeil attendri ? Car « Ouloulou je l’ai vu grandir ce petit, ce tout petit monde virtuel. Je l’ai connu, il était grand comme ça, je lui prenais les joues pour le féliciter de ses progrès. Du progrès. »

Mais quel progrès ?! Tout d’un coup j’ai cinquante ans et je hurle de voir à quel train vont les choses. Je suis née avec pourtant je n’arrive plus à suivre ! Et je ne veux pas apprendre. Je ne veux pas apprendre à contrôler mon image, ni à me vendre derrière cette protection factice. Communiquer, moi j’aime ! Danser, chanter, crier, parler, écrire ! Pas m’enfermer dans un commentaire, ou devenir un gif. Je refuse de devenir un gif ! Descendons dans la rue : « Nous ne sommes pas des gifs ! »

Comment avons-nous pu polluer l’invisible même ? C’était cela ? Cela qu’il fallait révéler ?
Palier notre finitude, par la création et la révélation d’un monde infini où l’on se noie ? Où l’on se noie… où l’on se cache ! Où pourtant nous n’avons jamais été si exposé.es ?!

Quelle place reste-t-il pour le secret ?

J’en veux à la société entière de s’adapter si vite !
Pas de remises en question, s’il faut bombarder d’information sur son activité, son art ou sa propre personne car c’est ainsi que vont les choses vont comprenez, alors faisons-le ! Alors plongeons, pauvres hères que nous sommes dans ces jeux odieux de l’apparence ! Détruisons-nous la santé en nous comparant à tout ce qui nous passe sous les yeux. Devenons tristes et encore plus isolés, car le contact est devenu lointain ; dangereux ! Le contact est bien trop réel et nous nageons dans le virtuel !

Génération désincarnée, je me déteste. D’ailleurs je ne lutte pas assez. Moi-même aspirée, je perds des morceaux de chair, à chaque quête de like. Et moi aussi je veux que l’on m’aime, je pars à la chasse aux pouces. Je fais des insomnies sur YouTube, des pauses pipi sur Facebook, et j’me brosse les dents les yeux rivées sur des quantités d’images sponsorisées rien que pour moi, quelle chance ! Et alors ?!

Alors... Je déplore de n’avoir point passé mes vacances en Corse. Je déplore de n’avoir pas les dents blanc nacré. Je déplore de n’avoir jamais réécrit à Charlotte Vidal alors qu’on s’entendait bien au lycée, alors que j’aurais pu ! J’aurais dû... J’aurais dû moi aussi vivre et faire ces choses, et je n’ai pas réussi. Je suis née avec, et j’ai tout raté...

Le pire chers amis (ah, je n’ai plus que 1323), c’est que s’élève, en bon contradicteur, une foule de « haters » comme moi qui viendra critiquer sur ces mêmes réseaux, les réseaux eux-mêmes.

- Combien de maman se rassemblent pour publier du contenu, décriant cette dictature de la maman parfaite Instagram ?
- Combien de mes pairs « née avec », annoncent quitter cette sphère fausse et toxique, pour finalement y revenir penaud quelques mois plus tard !?
- Combien de publications de développement personnel balancées en travers du fil d’actualité pour raconter qu’il est : - doux de prendre soin de soi et de ne pas se laisser contaminer par ces jeux d’images et de représentations ?
- Combien de parents, oncle, ami, jumeaux, donnent conseils et mise en garde sur la néfaste attitude des « nés avec » tout en se laissant crouler sous les notifications ?
- Combien de contradictions odieuses ? De mise en scène de nos vies ? Cette perfection brandie, à laquelle nous finissons par croire ?! Combien !?

Nous sommes, je suis, la génération des désincarnées. Mais ce n’est pas si grave me direz-vous, puisque nous avons appris à vivre sans contact et sans fluide. Le progrès vient nous montrer à quel point nous pouvons-nous soustraire à l’infini.

  • Enlevez le toucher, la parole, l’échange, l’ouïe, le goût, ne gardez que les yeux.
  • Enlevez les êtres humains autour de vous, enlevez le papier, enlevez les erreurs, épilez-vous les aisselles, adressez-vous à une intelligence artificielle !
  • Vous êtes toujours vivant ? Continuez.
  • Enlevez votre sueur, enlevez vos peurs, enlevez vos diarrhées, enlevez vos angoisses, enlevez vos disputes et vos amours immenses, enlevez vos erreurs et vos échecs, enlevez vos doutes, enlevez vos errances, enlevez le mouvement,
  • Regardez :

Vous êtes toujours vivants ! Vous êtes toujours vivants, et vous pouvez en témoigner... sur les réseaux !!!!

C’est fabuleux, le progrès, et je suis née avec, quelle chance !

Gardez une chaise, vos doigts vos yeux et vos écrans. Vous êtes toujours vivants !

Puis cueillez tous ces mots
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Faites-en un bouquet, et mangez-le.

Vidons notre vocable de son essence et créons en un vide de sens ! Bien vivants dans ce marécage infini, à nous les mots riches de rien ! Mots virtuels venant s’immiscer dans nos bouches en permanences !
Mais quel respect pour nos bouches ?! Quel respect !
Quel respect pour l’invisible ! C’était donc cela qu’il y avait à dévoiler ! Je m’attends à mieux.
Je préférais le mystère et la crainte du néant, que le... métavers. Mais suivons-nous, éloignons-nous les uns des autres et continuons de communiquer, communiquer, communiquer, communiquer, communiquer, communiquer...

 Mathilde Georgette Clozier

© photo : Louiedooey

Vous pouvez suivre ici les aventures artistiques de Mathilde Georgette Clozier.