Il était une fois une clôture

Avant de détruire une clôture, même si elle semble inutile, creusez-vous d’abord les méninges afin de comprendre pourquoi on l’a construite.

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Il était une fois une clôture

Il était une fois une clôture érigée en plein milieu d’une route. Passant par là, un citoyen moderne et réformateur s’exclama : “Je n’en vois pas l’utilité ; débarrassons-nous-en.” À quoi un autre passant plus réfléchit répondit : « Si vous n’en voyez pas l’utilité, je ne vous laisserai certainement pas la détruire. Partez et réfléchissez. Ensuite, quand vous pourrez revenir et me dire que vous en voyez l’utilité, je vous permettrai peut-être de la retirer.” Cette histoire, imaginée par l’écrivain anglais G.K Chesterton, a donné naissance à l’expression “clôture de Chesterton”.

Morale de l’histoire : avant de détruire une clôture, même si elle semble inutile, creusez-vous d’abord les méninges afin de comprendre pourquoi on l’a construite. Si une barrière est érigée à travers une route, c’est sans doute parce que l’on avait une bonne raison de le faire. Après tout, l’un des cinq besoins fondamentaux de l’être humain est… la flemme. Donc pourquoi quelqu’un s’embêterait à construire une pauvre clôture ? Il doit bien y avoir une raison. La clôture de Chesterton nous enseigne qu’avant de modifier un système, il est nécessaire de l’étudier et de le comprendre.

Après tout, si le système a survécu jusqu’ici, c’est probablement parce qu’il dispose de certaines propriétés avantageuses. Alors, garde aux réformateurs trop présomptueux !

La fin de la communication tribale

Pendant des milliers d’années, nos ancêtres ont vécus dans des tribus de chasseurs cueilleurs dont la taille gravitait autour du nombre de Dunbar (environ 150). Les interactions entre membres étaient uniquement physiques. Tout le monde connaissait tout le monde.

On ne s’envoyait pas encore des likes sur Instagram. On ne conversait pas encore avec des robots. Nos interactions sociales étaient donc encadrées par des clôtures de Chesterton naturelles.

Voici une liste non exhaustive des clôtures de Chesterton de l’époque :

  • Les interactions humaines ont lieu ailleurs que dans un environnement digital appartenant à des monopoles technologiques
  • La vie de chacun n’est pas exposée au monde entier
  • Le statut social d’une personne n’est pas réductible à des mesures étroites comme le nombre de coeurs Instagram ou de followers Twitter
  • N’importe qui ne peut pas parler à n’importe qui 24h/24
  • Lorsqu’on s’adresse à quelqu’un, on a la garantie que c’est un humain

En un claquement de doigts, les nouvelles technologies ont détruit ces clôtures. Certes, à première vue, c’était plutôt excitant. En 2004, Facebook était cool. “Connecter le monde”, comme l’exprimait Mark Zuckerberg, allait nous donner un monde meilleur, pas vrai ? Mais l’histoire de Chesterton nous apprend l’importance du principe de précaution :

  • Si notre société s’en est sortie jusqu’à présent, c’est sans doute parce qu’elle est relativement bien faite
  • Si nous voulons changer la nature des interactions humaines (sujet pour le moins complexe), il faut y aller petit à petit

Sauf que non. Visiblement, notre société n’a pas lu les histoires de G.K Chesterton. Tandis que le récit « Silicon-Valleyien », lui, avait le vent en poupe.

Cette idéologie a agit tel un rouleau-compresseur sur notre société. Nos anciennes clôtures naturelles ont été détruites pour donner place à une gigantesque expérimentation sociale : une société hyper-connectée dont la quasi-totalité des interactions est encadrée par des entreprises technologiques monopolistiques qui exploitent la neuro-chimie fragile de milliards d’humains afin de maximiser le ROI d’actionnaires au portefeuille déjà bien épais. Sans surprise, cette expérimentation a tourné au vinaigre.

Une liste non exhaustive des “externalités négatives” produites par l’indispensable enrichissement des actionnaires de Meta :

  • Taux d’anxiété en plein boom chez les jeunes
  • Destruction du temps d’attention sans précédent
  • Polarisation politique croissante

Vu l’ampleur de ces externalités, on peut affirmer que le mal est fait. Mais nous pouvons au moins essayer de soigner les plaies. Pourrait t-on déjà essayer de protéger les plus jeunes, alors que l’arrivée fracassante de robots conversationnels dopés à l’intelligence artificielle menacent de nouvelles clôtures de Chesterton. Aujourd’hui, un enfant de 5 ans disposant d’un téléphone portable peut en quelques secondes s’inscrire sur Snapchat et échanger avec un robot. J’ai moi-même fait le test, en me faisant passer pour un enfant de 5 ans (je n’ai pas 5 ans). Des robots qui entrent dans l’intimité des plus jeunes ? Là, maintenant ? Sans aucune discussion préalable ? L’histoire nous rit au nez. Comme si notre premier contact avec les réseaux sociaux n’avait pas été suffisamment violent pour qu’on comprenne à quel point ces technologies nous dépassent.

S’il reste un peu de bon sens à notre société, nous devrions exiger une pause dans l’expérimentation sociale géante qui a cours depuis plus d’une décennie, et qui consiste à démocratiser les écrans partout, et pour des individus de plus en plus jeunes. Une pause, histoire de réfléchir un peu à toutes ces clôtures de Chesterton que l’on démonte l’une après l’autre pour… Pourquoi, déjà ?