Que faire face à la numérisation de l’école ? Échanges avec Renaud Garcia

Retour sur le café-débat organisé par Lève les yeux le 9 juin dernier autour de la numérisation de l’école, au Jardin de l’Éclectique.

Vincent Gambardella

La soirée commence par un mot d’ouverture de Florent Souillot et Yves Marry, co-fondateurs de Lève les yeux. En effet, cet évènement est aussi l’occasion de fêter convivialement les 5 ans de l’association ! Depuis 2018, les ateliers de sensibilisation sur les effets de la surexposition aux écrans se sont multipliés à Marseille, Paris et partout en France auprès de tous les publics. Au cours de ces 5 années, l’équipe de Lève les yeux a pu voir le paysage de l’éducation se transformer peu à peu : généralisation de l’usage de Pronote à l’école, au collège et au lycée, déploiement des tableaux numériques et tablettes dans les écoles primaires et maternelles, fatigue des professeurs et des familles accrue par les groupes de discussion Whatsapp, et bien sûr dégradation des capacités d’attention et de concentration des enfants. Voilà pourquoi le choix de se réunir lors d’un café-débat pour discuter de la numérisation de l’école, afin de partager les constats mais aussi les pistes d’actions possibles.

Le premier temps de la soirée est consacré à l’ouvrage de Renaud Garcia, « La déconstruction de l’école » (La Lenteur, 2022) dans lequel il revient sur une année scolaire rythmée par les protocoles sanitaires et la numérisation, mêlant les voix du philosophe, du professeur de lycée, et du parent d’élève. Guidé par les questions de Victor Fersing, fondateur de La Fabrique Sociale, l’auteur présente son livre et ses points de vue sur le sujet. Nous vous proposons ci-dessous un compte-rendu des échanges.

Merci à Antoine Mestrallet pour la prise de note.

Victor Fersing : Pourquoi ce livre, La déconstruction de l’école ?

Renaud Garcia : C’est au cours de la période marquée par le Covid que j’ai commencé un journal. De multiples protocoles s’appliquaient notamment chez les petits, pendant ce « temps protocolaire ». Des amis du Tarn essayaient de protester, notamment par rapport à un protocole particulièrement marquant, où les plus jeunes étaient circonscrits à se déplacer dans des cercles, de petites zones délimitées autour d’eux. Un de ces amis m’a dit qu’il serait intéressant de documenter ce qui se passait au quotidien.

J’ai donc voulu partir du concret, des conditions matérielles. Je me suis posé la question « qu’est-ce qui se passe là où je suis, là où je vis », ce qui est en fait une méthode pour se rapprocher de la chose politique. Finalement, j’ai consigné chaque jour cette enquête menée dans ma classe de terminale des quartiers nord-est de Marseille dans un journal. De ces expériences brutes est né un livre.

V.F. : Vous parlez de “capitalisme technologique”, que mettez-vous derrière ce terme ?

R.G. : Pour moi, le capitalisme ne peut pas être séparé de la puissance modélisatrice de la technique sur la société. La technique est cette alliance entre la recherche scientifique et le financement institutionnel qui, depuis le XIXe siècle, pousse vers la machinisation du monde dans l’optique de réguler l’ensemble des activités humaines. Internet est la finalisation de ce projet, la mise en réseau de tous.

V.F. : Vous parlez de contraintes qui deviennent omniprésentes, pourquoi ?

R.G. : Le terme de contrainte vient du latin constrigere, ce qui veut dire lier, resserrer. La technique est ce filet aux mailles de plus en plus fines, qui vient guider, voire piloter l’individu. Ce n’est pas étonnant que l’on parle de réseau, de maille. Des réseaux où on se coordonne aux autres de manière externe, où chacun doit trouver sa place dans un ensemble. C’est hérité directement de la cybernétique, science née après la Seconde Guerre Mondiale sous l’impulsion de Norbert Wiener, et qui cherchait à faire circuler l’information et à inscrire tout le monde dans un réseau, afin de limiter l’incertitude. Pour cela, il faut que chacun soit producteur et récepteur d’information. Cybernétique vient d’ailleurs de kubernetes, qui veut dire piloter en grec. Cela dénote d’une volonté de contrôle.

V.F. : Pourquoi la numérisation de l’école provoque son effondrement ?

R.G. : Je préfère parler de déconstruction plutôt que d’effondrement. L’effondrement, c’est brutal, la déconstruction c’est plutôt un effritement, pan après pan. Et je ne pense pas qu’il faille distinguer un avant et un après la numérisation, car cette numérisation est plutôt un emballement d’une tendance déjà à l’œuvre, plus qu’un changement de direction. Dans les années 1990 par exemple, un rapport de l’OCDE établissait trois catégories d’élèves : ceux destinés à reproduire la caste au pouvoir, l’élite, la masse voués à travailler dans des « emplois jetables », rendus obsolètes tous les cinq ans par l’innovation technologique et les autres, auxquels il fallait procurer du « tittytainment» (« cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète »)1. Soit la création d’une école du divertissement, une école ludique, sorte de chenil.

Le numérique a approfondi cette vision. Côté enseignant, en enfermant dans des rapports avec écran, en cassant les collectifs de travail, en se rendant contrôlable par l’institution, par exemple via Pronote (logiciel développé par l’entreprise Index Education). La finalité : faciliter la gestion de la communauté éducative, du cheptel en quelque sorte. Avec Parcoursup, c’est même le lycée en tant que tel qui dépend des algorithmes.

1Source : Tableau noir : résister à la privatisation de l’enseignement, Gérard de Sélys et Nico Hirtt, éditions EPO, 1998

V.F. : Que pensez-vous de Parcoursup ?

R.G. : Parcoursup est un outil qui change le rôle des enseignants, nourrit l’angoisse des élèves et refaçonne le temps scolaire. Avant Parcoursup, avec APB (Admission Post-Bac), l’élève établissait une liste de vœux et pouvait les hiérarchiser par préférence, ce qu’il ne peut plus faire aujourd’hui. Face à lui, il a une calculette géante, et même plus la maîtrise sur l’ordre de ses choix. Nous sommes tous face à une procédure impersonnelle, et il est toujours plus complexe de mobiliser, de rallier des gens à une cause face à une procédure impersonnelle. Le temps scolaire est modifié car le processus est plus long, le baccalauréat a donc été avancé en mars, afin d’avoir les résultats de Parcoursup en juin. À partir de la fin du bac, en mars donc, j’ai compris que je n’étais plus un enseignant et que j’étais devenu officiellement un animateur. On fait des choses, mais je ne fais plus mon métier. Il y a une perte de sens des deux côtés du bureau.

V.F. : Quel est le rôle de la présence physique dans la relation professeur-élève ?

R.G. : Je vais parler de Socrate. C’est à travers la présence physique qu’il interpelait, qu’il piquait les gens. Il n’y a pas d’éducation sans contact physique, sans corps qui rentrent en relation. Certes, il peut y avoir de l’instruction à distance, de l’application de méthodes, mais c’est très différent de l’éducation ou de la pédagogie. Par exemple, en classe, je peux sentir intuitivement si les élèves sont attentifs et ont compris, je le vois dans leurs yeux, je sais par expérience faire la différence entre un « bon bruit » et un « mauvais bruit » collectif. Ce qui est impossible à distance.

C’est aussi pourquoi le terme de « continuité pédagogique » utilisé pendant le Covid était fallacieux – continuité de l’instruction pourquoi pas, pédagogique, non. Mais cela a cependant eu un effet d’aubaine pour la Edtech. Longtemps des cabinets de conseils qui promouvaient la numérisation de l’éducation disaient que le marché était verrouillé, car les professeurs étaient des dinosaures qui ne voulaient pas changer. Le Covid a permis d’avancer à marche forcée.

V.F. : Comment estimez-vous que nous puissions nous engager en 2023 ?

R.G. : Tout d’abord, je pense qu’il faut se blinder. De plus en plus, on sent une simili-déprime du corps enseignant. Je pense aussi qu’il faut combattre. Krishna disait « combat comme si le combat pouvait être gagné, comme si tu avais une chance de réussir ». Il faut donc essayer.

V.F. : Dans votre livre, vous faites référence à Louis Germain, le professeur tant aimé de Camus. Pouvez-vous nous en dire plus ?

R.G. : Bien sûr. Louis Germain et Camus, c’est la question de la relation. Camus continuait longtemps après l’école d’écrire à son vieux maître. C’est ce genre de relation maître-élève qui arrive parfois dans une carrière de professeur, et qui est extrêmement gratifiante. Ce genre de relation qui parfois apparaît les derniers mois de l’année scolaire, quand il y a un déclic par exemple en philosophie. Mais c’est aussi ce genre de relation qu’on est en train de perdre en achevant l’année dès mars, et restreignant le rôle de l’enseignant à un pourvoyeur de notes pour Parcoursup. Et c’est compliqué de perdre ces moments, les plus gratifiants d’un métier par ailleurs ardu.

Après des échanges avec le public, la soirée se poursuit avec la présentation d’initiatives de la société civile :

Sylvie Menoni, professeure des écoles à Savournon, et François Rousseau, retraité et ancien professeur de français dans les Hautes-Alpes, ont tous deux présentés L’appel de Beauchastel : un collectif d’enseignants actif depuis 2015 pour lutter contre la numérisation de l’école, au travers d’actions de sabotage et de résistance face aux multiples logiciels administratifs déployés dans l’enceinte scolaire.

Séverine Denieul présente ensuite le Collectif CoLINE, qu’elle a rejoint suite à la pétition portée auprès de la mairie de Poitiers contre l’arrivée des tablettes en maternelle. CoLINE regroupe des parents d’élèves et professionnels de l’enfance contre la numérisation de l’école notamment au travers de la lutte contre l’arrivée des tablettes dans les classes : l’appel a déjà récolté plus de 2200 signatures.

Pour finir, Yves Marry présente le plaidoyer politique mené par le Collectif Attention, regroupant 8 associations engagées dans la lutte contre la surexposition aux écrans, au travers de tribunes, communiqués, ou argumentaires envoyés aux élus. Dernièrement, les sénateurs ont notamment été contacté par le Collectif dans le cadre de la proposition de loi de Caroline Janvier pour une politique publique de prévention sur les risques d’une exposition excessive aux écrans des enfants de 0 à 6 ans, afin de promouvoir un message de prévention à la hauteur des enjeux, et interdire les tablettes en maternelle.

Vient ensuite le temps des échanges informels autour d’un verre pour clôturer cette chaleureuse soirée, qui nous l’espérons aura permis de tisser des liens et aura remis du baume au cœur à ceux qui luttent pour une éducation plus humaine et conviviale.