Des robots dans le métro

"Pour tester mon hypothèse, j’ai enfilé mon béret ringard, direction le métro parisien en mode Sherlock Holmes du pauvre. J’avoue, j’ai la fâcheuse tendance à regarder par-dessus l’épaule de mes camarades de wagon, puis à faire un zoom visuel sur leurs écrans."

Photo by Liam Burnett-Blue on Unsplash

« Je crois que la fusion a déjà commencé (…) Nos téléphones nous contrôlent et nous disent quoi faire et quand ; les flux des réseaux sociaux déterminent ce que nous ressentons ; les moteurs de recherche décident de ce que nous pensons. Les algorithmes qui rendent tout cela possible ne sont plus compris par personne. Ils optimisent pour ce que leurs créateurs leur disent d’optimiser, mais d’une manière qu’aucun humain ne pourrait comprendre — ils sont ce qui ressemble aujourd’hui à une IA sophistiquée, et demain ressemblera à un jeu d’enfant. »

Sam Altman, 2017. 

Des robots dans le métro

Parmi les milliards de dangers que comporte la fabuleuse expérimentation sociale que constitue internet, il y en a un qui s’avère particulièrement sournois : les bulles de filtre. Imaginons que je consomme des vidéos Youtube traitants de l’addiction aux écrans. L’algorithme va alors petit à petit comprendre mes préférences en matière de vidéos. Et va donc personnaliser mon expérience afin que j’obtienne exactement ce que je souhaite visionner. En deux temps, trois mouvements, la bulle peut se refermer sur moi : mon Youtube est progressivement envahi de vidéos alarmistes sur l’addiction aux réseaux sociaux, parce que c’est celles qui captent mon attention, et je vais très rapidement me radicaliser, peut-être à tort. Un cercle très vicieux. Ayant conscience de ce problème, il m’est arrivé de remettre en doute mes opinions (je vous assure, c’est encore possible en 2023). Après tout, peut-être que je me monte la tête à propos de tous ces trucs. Peut-être que nos technologies ne sont pas aussi nocives que ça.

Pour tester mon hypothèse, j’ai enfilé mon béret ringard, direction le métro parisien en mode Sherlock Holmes du pauvre. J’avoue, j’ai la fâcheuse tendance à regarder par-dessus l’épaule de mes camarades de wagon, puis à faire un zoom visuel sur leurs écrans. Alors oui, surveiller c’est mal. Mais comme je suis une personne méchante, au moins je reste cohérent. Alors, après une surveillance longue et maladroite, voilà ce que j’ai vu. Je ne commenterai en aucun cas les contenus consommés par mes camarades de wagon. Pas de jugement de valeur. Mais les contenus que j’ai espionné étaient quand même troublants de vacuité (oui, en plus d’être méchant, je suis malhonnête). Blague à part, l’addiction de mes compagnons de wagon m’a fait peur. Visiblement, je ne m’étais pas monté la tête. En fait, notre dépendance aux smartphones me fait penser ni plus ni moins à celles de junkies en manque.

Voici le récit d’un shot de dopamine classique en 2023.

Ligne 8, entre la station Chemin-Vert et Bastille. Instragram est ouvert par mon voisin de banquette. Malheureusement, aucune notification à se mettre sous la dent. Pas de pastille rouge. Pas de shot de dopamine. Dommage. Aussitôt, mon cobaye ferme l’application puis, un instant plus tard, dans un geste d’une fébrilité hors du commun, un vide cosmique absolu, il rouvre Instagram une deuxième fois, juste au cas où pendant cette brève seconde dans l’histoire de l’univers, l’algorithme aurait décidé de lui envoyer le coeur rouge qui était absent la seconde précédente. Raté. Décidément, Instagram est d’humeur radine aujourd’hui. Ou peut-être que mon voisin a perdu tous ses amis ? Qui sait. En tous cas, ce shot de dopamine va devoir attendre. Les doigts de mon voisin respirent l’anxiété. Ils se baladent sur l’écran sans but véritable, juste histoire de passer le temps, avant de retenter leur chance plus tard.

Bon, mon voisin est un junkie. Mais si je décolle les yeux et que je dézoome un peu, j’obtiens le tableau complet de mon wagon.  Alors, je ne vois plus seulement un junkie à la recherche d’un shot, mais plutôt une dizaine de voyageurs, le cou tordu vers le sol, relié par un fil invisible à un écran qui les possède. Il n’y en a pas un qui fait autre chose. À ce moment-là, ça n’est plus un junkie que je vois. C’est un gang de robots.

On dit souvent que le cerveau est composé de deux couches : le système lymbique pour les émotions, et le cortex pour le raisonnement. Le smartphone, d’une certaine manière, est une nouvelle couche que l’on a rajoutée à ce duo. La seule différence, c’est qu’il ne fait pas encore partie intégrante de notre crâne. Il est dans le creux de notre main, rien de plus. Sauf que voilà : si on extrapole un tout petit peu, ça n’est qu’une question de temps avant qu’on intègre cette couche numérique à nos corps. Après tout, l’interface homme-machine a encore des progrès à faire : regardez tous ces gens dans la rue qui répondent aux injonctions de leur smartphones tout en se rentrant dedans parce qu’ils doivent zigzaguer dans l’espace public tout en répondant mais en même temps traverser les passages piétons avec habileté histoire d’éviter de se faire écraser par un conducteur qui essaye de conduire tout en tweetant son dégoût pour les cyclistes parisiens. Imaginez comme ça serait plus simple si le portable était directement intégré dans notre cerveau (c’est après tout ce sur quoi travaille l’entreprise Neuralink d’Elon Musk).

Finalement, le problème n’est peut-être pas tant que nous devenions des robots (même si je ne suis pas fan de l’idée, je serais prêt à en débattre avec les transhumanistes les plus zélés). Je pense que le véritable problème est encore pire : nous ne l’avons pas choisi. Nous ne sommes même pas conscients que nous sommes en train de devenir des robots. Peut-être parce que nous en sommes incapables. Peut-être parce que nous sommes, plus précisément, des robots-junkies. Dépourvus de conscience.

Sommes-nous encore capables de lever les yeux ?