Faites-les lire !

Recension du dernier ouvrage de Michel Desmurget

La lecture, mère de toutes les batailles

Docteur en neuroscience et directeur de recherche à l’INSERM, Michel Desmurget est aujourd’hui la voix la plus connue de la lutte contre les ravages des écrans dans notre pays. Clivant pour certains, toujours richement sourcé et argumenté, son discours scientifique très critique est d’autant plus salutaire qu’il est l’un des seuls à émerger dans notre espace médiatique, habituellement dédié à la doxa pro-numérique.

Chaque nouvelle parution de sa part remet ainsi notre combat sur le devant de la scène, et la tournée médiatique qui l’accompagne est l’occasion de se confronter aux habituels « pseudo-experts » du numérique (ici sur France Culture - lien externe, là dans l’Express - lien externe), dont les formules creuses résistent mal aux éléments scientifiques concrets et aux conclusions du chercheur (« des explications, des exemples et des faits » comme l’écrit Desmurget, car c’est bien de cela qu’il s’agit). 

Vient de paraître en effet, toujours aux éditions du Seuil - lien externeFaites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital, en référence à son précédent livre que nous avions déjà largement commenté iciLa fabrique du crétin digital, sorti en 2019. Véritable cri d’alerte, cet ouvrage avait marqué un tournant dans notre travail : pour la première fois, un essai scientifique, richement sourcé, non partisan, et au retentissement grand public important relayait les constats que nous rencontrions tous les jours dans les écoles ! Un livre d’utilité publique, dont nous ne cessons de recommander la lecture et qui fait toujours l’effet d’un électrochoc pour ses lecteurs.

Passée l'observation, que faire ? Sans solutions, la sensibilisation reste bien faible face au rouleau compresseur du numérique. Il était donc temps d’y venir, et c’est en ce sens que Desmurget fait aujourd’hui de la lecture la mère de toutes les batailles. Le constat reste critique mais profite de ce changement d’angle : il est toujours plus convaincant de promouvoir les alternatives aux écrans que de se cantonner à en cataloguer les méfaits.

" J’ai épluché la littérature scientifique dans tous les sens et je n’ai pas trouvé de meilleur antidote à l’abêtissement des esprits que la lecture."

Fidèle à sa démarche fondée sur la collecte de données scientifiques, l’auteur s’impose ici un effort d’autant plus soutenu de vulgarisation et de structuration, conscient d’écrire les difficultés actuelles que nous avons à lire, avec toutes les conséquences néfastes que cela comporte. Chaque fin de chapitre comporte ainsi un résumé des observations et enseignements essentiels de la démonstration, faisant de ce livre un manuel pédagogique et pratique complet de promotion de la lecture, à destination des parents.

Il est d’ailleurs assez rare que la lecture soit abordée d’un point de vue aussi pratique et scientifiquement appliqué. Associée naturellement à l’écriture, la lecture fait souvent figure de passage obligé pour les écrivains évoquant leurs inspirations et itinéraires de lecteurs. De fait, seule une minorité lit encore et peut témoigner de son amour de la lecture et des bienfaits collectés, et l’on pense au legs intimidant des grands rayonnages d’Alberto Manguel ou d’Umberto Eco, pour ne citer qu’eux. Dans une approche plus scientifique, on pense aussi aux travaux de Maryanne Wolf sur le « cerveau lecteur - lien externe ». Desmurget, lui, s’adresse avant toute chose aux parents en leur proposant un manuel pratique qui n’a rien du guide de parentalité un peu lénifiant ou du « bon usage ». La culpabilisation n’y a pas sa place, mais plutôt la reconnaissance d’une responsabilité et d’un effort nécessaire pour faire naitre et cultiver le goût de lire chez l’enfant.

" D’une certaine manière, cet ouvrage représente une déclaration d’utilité publique des bienfaits de la lecture pour le plaisir. Il se propose d’expliquer, en des termes aussi simples que possible, ce que le livre fait au cerveau des enfants et pourquoi il est fondamental que ces derniers lisent dès le plus jeune âge. […] depuis l’émergence du langage, l’humanité n’a rien inventé de mieux que la lecture pour structurer la pensée, organiser le développement du cerveau et civiliser notre rapport au monde ; le livre construit littéralement l’enfant dans sa triple composante intellectuelle, émotionnelle et sociale."

L'importance de la lecture partagée

Face à la concurrence acharnée des écrans, la lecture recule à grande vitesse, au même titre que le sommeil et les relations intrafamiliales, premières victimes du bain d’écrans récréatifs dans lequel nous baignons. Les enfants et les adolescents lisent moins, et quand ils lisent, ils lisent moins bien (un livre dans une main, le smartphone dans l'autre). Baisse drastique du nombre de livres lus par an, effondrement de l’orthographe et du vocabulaire, déficit chronique d’attention, retards scolaires, etc. les conséquences en cascade de cette désaffection ont fait dégringoler la France dans les classements internationaux, loin derrière la Chine ou les Etats du nord de l’Europe. Un comble pour le pays du livre, dans lequel une librairie ou une bibliothèque n’est jamais loin, si prompt à vanter les mérites de son école républicaine.

Particulièrement attentif aux pratiques familiales d’acculturation à la lecture et à son importance pour les enfants, Desmurget explique notamment comment cette baisse prend racine dans la désaffection précoce de la lecture partagée entre parents et enfants. Être parent, on en conviendra tous, c’est lire des histoires à ses enfants, un plaisir partagé fondamental pour faire émerger celui de la lecture chez les enfants. On rappellera également ici l’importance de l’identification chez l’enfant, que seules la présence et la voix du parent peuvent susciter (les « boites à histoires », très à la mode ces temps-ci, sont certes toujours mieux que des écrans, mais empêchent ce processus et participent aussi de la démission des parents dans la lecture partagée). Pratique courante les premières années, généralisée, bénéfique, la lecture partagée cesse malheureusement trop tôt, à peu près au moment où l'enfant rentre en primaire.

Car lire nous coûte, et de plus en plus. Abreuvés de dopamine, nos cerveaux peinent à trouver l’énergie pour mobiliser une attention soutenue sur un temps long. A la différence du reste, lire est un art qui ne s’achète pas, une acculturation lente à force de répétitions, de volume de mots « moissonnés » et mémorisés, bien plus élaborée que le décodage rudimentaire de l'écrit proposé par les cours élémentaires. Cette démission est ici le prémice du grand décrochage de l'adolescence, dans des proportions inversement proportionnelles à celles du temps d'écran. 

Parents, c'est à vous de jouer !

La situation est grave mais elle n’est pas perdue, et c’est aussi la force de cet essai que de susciter la mobilisation positive, car les parents ont la clef du problème. C’est tout le sens de l’injonction assumée Faites-les lire ! à leur intention.

Car tout se joue très tôt, dès les premiers mois (on peut par exemple prédire dès la maternelle les performances de lectures en fin de collège !) et il ne faudra pas compter sur l’école pour vous aider, où les écrans prospèrent grâce aux programmes de numérisation massive portés par la Ed Tech. Le livre imprimé, pourtant le meilleur support pour l’apprentissage y est d'ailleurs progressivement remplacé par les programmes ludo-éducatifs. Certes, l’école apprendra aux enfants à décoder l’écrit, mais elle ne pourra prendre en charge le goût de la lecture (on ne peut d’ailleurs qu’être effrayé, comme l’auteur, à l’idée que c'est aux professeurs de demain, enfants et adolescents d’aujourd’hui immergés dans le bain d’écrans, que reviendra la charge de transmettre ce goût de la lecture dont ils sont précisément privés).

Dans ce contexte, chers parents, votre tâche est à la fois immense et à portée de main : à vous de faire naitre le goût de la lecture, par la pratique, l'exemple et l'incitation quotidienne. Seule la lecture prépare à la lecture, et seuls vous serez capables de la valoriser, d'en faire un plaisir et de la préserver des sollicitations numériques

  • Valoriser la lecture : rendre fier l’enfant d’être un lecteur au sens communautaire (en opposition aux gamers par exemple), l’encourager, le féliciter, lui montrer l’exemple, l’emmener en librairie et en bibliothèque (vous en trouverez toujours une près de chez vous !) ;
  • Faire de la lecture un plaisir : continuer le plus longtemps possible la lecture partagée, en accompagnant la difficulté croissante des textes ;
  • Préserver la lecture des sollicitations numériques : pour lire, il faut bannir les écrans, c’est-à-dire expliquer en quoi ils sont néfastes et surtout les interdire, au moins pour un temps donné (30 minutes de lecture quotidienne ont ainsi des effets considérables sur le développement de l’enfant). Puissamment addictif, l'écran ne doit jamais être une alternative à la lecture.

" En devenant lecteur, l’enfant apprend bien plus que la maîtrise du code écrit : il apprend à apprendre, à questionner, à regarder, à écouter, à raconter, à ressentir, à compatir, et, ultimement, à penser."

A vous de jouer maintenant.