Limitless

Et vous, vous avez combien d’amis ?

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En 1992, le sociologue Robin Dunbar estimait qu’un être humain ne pouvait pas maintenir plus de 150 relations sociales stables et significatives.

Mais qu’entendait-il par là ?

Pour Dunbar, une “relation stable et significative” fait référence “à ces personnes que vous connaissez assez bien pour les saluer dans un salon d’aéroport sans ressentir de malaise ». À partir d’un certain seuil, la qualité et la sincérité de ces relations diminue naturellement.

C’est assez logique : nous avons tous 24 heures dans une journée. Il est donc impossible d’apprendre à connaître chaque être humain en détail. Une simple question de limites. Le nombre de Dunbar en est une, et il aurait pu jouer un rôle essentiel dans notre évolution.

Pour le comprendre, un court voyage dans le temps s’impose.

Dunbar Gang

Pendant la majeure partie de l’histoire, homo sapiens vivait au sein de petites tribus nomades. À l’époque, l’effectif de ces tribus gravitait généralement autour du nombre de Dunbar : 150. Cette caractéristique leur conférait un avantage important. En effet, dans un groupe restreint, il est très difficile pour l’un de ses membres d’adopter un comportement clandestin.

Dans une famille, tout finit par se voir : il est donc compliqué de mentir ou tromper des camarades pour son intérêt personnel. Dès lors, un individu n’a plus d’autre choix que d’aligner son comportement avec l’intérêt général de sa tribu. La transparence devient le maître-mot de la vie sociale du groupe. L’avantage, c’est que la transparence améliore la cohésion sociale d’un groupe.

Le nombre de Dunbar a ainsi pu être un facteur important dans la survie des tribus ancestrales. Sauf qu'aujourd’hui, nos sociétés ont largement évoluées. Elles sont même devenues gigantesques. Le développement de sociétés toujours plus importantes pose un problème : il y a trop d’individus pour que tout le monde se connaisse et se fasse confiance.

Alors, comment peut-on maintenir une cohésion sociale dans des groupes qui surpassent largement le nombre de Dunbar ? Pour relever ce défi, nous avons dû faire preuve d’inventivité. L’homme a créé des intermédiaires. Autrement dit, des organisations capables de maintenir la cohésion sociale d’une société qui dépasse le nombre de Dunbar.

Par exemple, les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont indispensables pour le vivre-ensemble d’une nation. Sans ces institutions, il serait impossible de coordonner des sociétés complexes composées de millions d’individus. Mais il existe un autre pouvoir important (et central dans cet article) :

La presse.

Communément appelée le 4ème pouvoir, cette technologie permet d’informer une population en leur présentant un certain nombre de faits.

La presse a longtemps servi d’intermédiaire entre les citoyens et les évènements du monde. Mais les réseaux sociaux ont tout changé.

La fin du journalisme ?

Avec la démocratisation d’un réseau social comme Twitter, nous avons assisté à une révolution. N’importe qui peut désormais devenir un journaliste. À l’origine, ce changement donnait du grain à moudre aux techno-optimistes : après tout, ne tenait t-on pas là une avancée démocratique majeur ?  

Ils n’avaient pas complètement tort.

Les réseaux sociaux ont parfois facilité l’émergence de grands mouvements sociaux (le printemps arabe, #metoo ou #blacklivematters entre autres). Il serait dommage de négliger ces phénomènes.

Mais il y a un mais. Car si ces plateformes ont eu des effets positifs sur notre société, elles ont également infligé des dégâts importants à notre sphère publique. Le scandale des Facebook Files nous a montré comment un algorithme avait facilité la propagation de haine en ligne, tandis qu’un nombre croissant d’études met en exergue l’effet polarisant qu’exercent ces plateformes sur la société.

De nombreuses raisons peuvent expliquer ce phénomène. On mentionne souvent le business model de ces plateformes, leur caractère addictif, etc. Mais l’une d’entre-elles se fait plus discrète : 

C’est la désintermédiation.

Autrement dit, l’adoption massive des réseaux sociaux a retiré à la presse professionnelle le rôle d’intermédiaire qu’elle tenait autrefois. Les médias traditionnels n’ont plus un rôle central dans la fabrique de l’opinion. L’actualité n’est plus l’apanage de quelques groupes de presse. Au contraire, l’information est devenue l’affaire de tous. Cela pose un certain nombre de problèmes qui n’avaient pas été anticipés. Selon Jonathan Rauch, l’auteur de “The constitution of knowledge” : 

Dépourvu des lieux où des professionnels tels que les experts, les éditeurs et les pairs évaluateurs organisent des conversations, comparent des propositions, évaluent les compétences et rendent des comptes (…) il n’y a pas de plateforme d’idées ; il y a seulement des individus qui courent en faisant du bruit

Jonathan Rauchauteur de “The constitution of knowledge”

Autrement dit, la disparition des intermédiaires nous aurait ramené à l’époque du Far-West. Alors que le port d’arme n’était autrefois accordé qu’à quelques « tireurs d’élite » (les médias traditionnels), nous avons aujourd’hui légalisé les armes à feux pour tout le monde. Résultat : sur Twitter, les balles fusent.

Les réseaux sociaux, en permettant à n’importe qui de s’adresser à des milliers, voire des millions de personnes, ont démoli les limites de Dunbar. Tout le monde peut s’exprimer, parfois pour le meilleur, mais souvent pour le pire. Notre groupe social étant désormais composé de millions d’individus, nous sommes à la merci d’utilisateurs mal intentionnés qui peuvent facilement jouer avec nos émotions les plus négatives.

Le nombre de Dunbar pourrait t-il nous tirer de là ? 

"Limitmore" ?

« Move fast and break things ».

Pendant longtemps, ce slogan fut l’une des maximes de la Silicon Valley. Bien évidemment, sa connotation était positive. Mais parfois, un changement intervient si rapidement dans nos vies que l’on ne dispose pas du temps pour l’interroger réellement. Par exemple, nous avons tous accueilli avec optimisme la liberté « totale » que semblait nous apporter les réseaux sociaux. Mais est-ce réellement optimal de pouvoir communiquer avec tout le mondetout le temps ? 

Difficile à dire. Une chose ne laisse pas de place au doute : en révolutionnant la communication en l’espace de quelques années, nous avons mené une expérimentation à échelle planétaire. Plus le temps passe, et mieux nous comprenons les effets secondaires de cette gigantesque expérience sociale. Il est temps de trouver un vaccin à ses effets secondaires.

De nombreuses solutions pourraient être envisagées. Parfois, comme pour le nombre de Dunbar, il est simplement question de limites.

1 - limiter la portée des posts ?

Après tout, les limites sont déjà au cœur du système Twitter (un tweet étant limité à 280 caractères).

De la même manière, pourquoi ne pourrait t-on pas réduire la taille de l’audience d’un utilisateur ?

Sur Twitter les fake news se propagent 6X plus vite sur Twitter que les informations vérifiées.

Limiter la diffusion d’un post pourrait aider à freiner ce phénomène.

Une idée similaire avait été émise par un employé de Facebook. Ce dernier avait mesuré que les posts les plus partagés se distinguaient par leur violence.

Il avait donc proposé de tout simplement supprimer le bouton de partage. Une idée rejetée par sa direction.

2 - limiter la fréquence des posts ?

On sait que les utilisateurs les plus radicaux sont aussi les plus actifs sur les réseaux sociaux, et sont donc en partie responsable de leur effet polarisant.

Alors pourquoi pas limiter la fréquence des posts à un par jour par exemple ?

Réguler le nombre de posts pourrait réduire l’influence de ces utilisateurs radicaux, et donc rendre les plateformes moins clivantes

Cela pourrait également nous inciter à mieux réfléchir avant de s’exprimer devant des milliers de personnes.

3 - favoriser l’émergence de « tribus numériques » ?

C’est en tous cas ce que soutient Jaron Lanier, l’un des pères fondateurs de la réalité virtuelle. Selon lui, “les groupes restreints restructureront l’expérience en ligne afin que celle-ci se rapproche des capacités cognitives des individus.” Autrement dit, en gravitant autour du nombre de Dunbar, ces communautés permettraient aux utilisateurs des réseaux sociaux de rétablir un lien de confiance entre eux. Nous aurions moins d’intérêt à attirer l’attention d’autres utilisateurs pour augmenter notre nombre d’abonnés par exemple. Selon Lanier, intégrer un groupe stable dans le temps nous inciterait à forger des relations plus profondes et authentiques avec ses membres. Le comportement individuel pourrait se réaligner avec l’intérêt général de la tribu, comme autrefois.

Évidemment, aucune de ces solutions n’est parfaite. Avec la taille actuelle des réseaux sociaux, des tests rigoureux devraient être menés pour mesurer leur efficacité avant de les appliquer à une plus grande échelle. Nous avons affaire à des systèmes tellement complexes qu’un changement anodin peut se transformer en conséquences néfastes pour des milliards d’utilisateurs.

En tous cas, si les récentes dérives des entreprises de la tech nous ont appris quelque chose, c’est que la complexité de la nature humaine doit impérativement être prise en considération dans la construction des plateformes de demain.

Des réseaux sociaux pourraient tirer quelques leçons de notre histoire… sociale.

Après tout, le nombre de Dunbar n’a peut-être pas dit son dernier mot.

Article publié initialement sur le blog de Victor Fersing "Pourkua"