Jeunes : le péril numérique ? Compte-rendu de la première table ronde des Assises de l'attention 2024

En présence de Sabine Duflo, Servane Mouton et Romain Roszak. Modération par Victor Fersing, prise de notes par Fabien Lebrun.

DR - Vincent Gambardella

A l’heure où TikTok, Snapchat et GTA ont pris une place centrale dans la vie des jeunes, l’ampleur du malaise ne cesse de grandir. Explosion du cyberharcèlement, exposition à la violence et à la pornographie toujours plus tôt, mal-être lié à la comparaison sociale et aux jugements, manque d’activité physique, et éducation numérique : la jeunesse est plongée dans un bain numérique inquiétant. Quelles réponses apporter en matière de prévention et de politiques publiques ?

En présence de :

Sabine Duflo, psychologue, co-fondatrice du CoSE, autrice de « Il ne décroche pas des écrans – Comment protéger nos enfants et nos adolescents », éditions Marabout, 2018 réédité chez L’Échappée en 2024, auditionnée récemment au Sénat dans le cadre de la commission d’enquête sur TikTok.

Servane Mouton, neurologue, coordinatrice de l’ouvrage « Humanité et numérique : les liaisons dangereuses – La santé de l’homme et l’écosystème en péril », éditions Apogée, 2023 ; co-présidente du comité d’experts nommé par Emmanuel Macron sur la surexposition des enfants aux écrans.

Romain Roszak, professeur agrégé de philosophie, auteur de « La séduction pornographique », L’Échappée, 2021 ; travaille sur une critique de la pornographique qui s’insère dans une analyse plus large des mutations du capitalisme et de notre rapport au désir.

Modérateur : Victor Fersing, fondateur de La Fabrique Sociale et intervenant pour l’association Lève les yeux.

Prise de note : Fabien Lebrun, Docteur en sociologie, auteur de « On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique » (Bord de l’eau, 2020) et membre actif de Lève les yeux.

En introduction, Victor Fersing évoque les ateliers qu’il anime pour Lève les yeux à Marseille auprès des collégiens, et revient sur l’emprise des écrans sur les jeunes, notamment sur leur attention. Dans le système actuel, notre attention peut être captée par des industries, puis détournée, manipulée, fragmentée, et enfin convertie en capital par l’intermédiaire de la publicité. Autrement dit, le système n’est pas là pour satisfaire les besoins de l’humanité, mais il s’agit bien des comportements des individus qui sont modifiés dans le but de satisfaire le système.

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Sabine Duflo commence par revenir sur sa formation, basée sur la thérapie familiale systémique, c’est-à-dire sur une approche qui considère le sujet comme le résultat des interactions avec son environnement. Selon cette approche, on peut comprendre les sujets qu’en s’intéressant à leur environnement, leurs pratiques et leurs habitudes. Son travail sur les dangers des écrans a émergé il y a 15 ans, lorsqu’elle s’est interrogée sur leur impact sur la vie des adolescents qu’elle suivait en centre médico-psychologique. Elle a alors rencontré Michel Desmurget, qui travaillait à l’époque sur les effets de la télévision sur les individus dans son ouvrage TVlobotomie (Max Milo éditions, 2012).


Elle expose le cas d’une jeune reçue la veille, Élodie, élève en 6 ème, qui présente des scarifications, de l’absentéisme à l’école, de l’agressivité à la maison et de l’isolement (pas d’amis au collège ni d’activités extra-scolaires). Les deux plaintes principales, et les plus récurrentes chez les adolescents, sont le manque de sommeil et la difficulté à se concentrer. Elodie ne pratique aucune activité extrascolaire depuis son entrée en 6 ème, moment où elle a acquis un smartphone. Elle est sur plusieurs réseaux sociaux : Snapchat, Instagram, Whatsapp, et Tiktok le plus souvent. Elle est friande de séries, notamment « American Horror Story » : une série véhiculant des scènes effrayantes, des contenus sexuels, des propos violents, des jurons, des scènes de masturbations et de viols, fusillades, prises de drogues, etc. A la maison, la télévision est allumée souvent, notamment pendant les repas. Son grand frère de 14 ans dîne la plupart du temps dans sa chambre en jouant aux jeux vidéo. Elodie fait une « phobie scolaire », d’après les termes de sa mère ; elle ne souhaite plus aller au collège et désire suivre des cours par correspondance. Au fil du temps, Elodie s’est mise à utiliser Character.ai, autour de 5 à 6 heures par jour en semaine, 10h en week-end. Character.ai, moins connu que ChatGPT, est la seconde IA générative la plus utilisée. On peut y discuter avec des personnages fictifs, qui deviennent nos « amis ». Autrement dit, il s’agit du summum de l’enfant seul. Après s’être réfugiée sur des communautés en ligne, où le risque de cyberharcèlement est toujours présent, Elodie s’est réfugiée auprès d’une intelligence artificielle qui, elle, ne la rejettera pas. La situation ne cesse d’empirer, elle se déshumanise progressivement et n’est pas heureuse. Face à plusieurs solutions proposées par les équipes éducatives et par Sabine Duflo afin de lui redonner une appétence pour les relations sociales « réelles », (activités au collège, club de jeux de société, etc), Elodie choisit la solution la plus stigmatisante et la plus lourde : l’hôpital psychiatrique. Lorsque Sabine Duflo lui demande pourquoi, elle répond « Je n’avais pas le choix, c’était obligatoire, non ? ».

Pour Sabine Duflo, la solution qui marche face à un jeune en errance est de ne pas avoir le choix. Il ne doit pas avoir le choix d’éteindre ou non son portable le soir ; ne pas avoir le choix de consulter ou non son portable pendant les repas ; ne pas avoir le choix d’avoir ou non un compte Netflix ; ne pas voir le choix d’avoir accès ou non aux réseaux sociaux avant 15 ans. Il faut une réglementation pour protéger les mineurs et les aider à s’en sortir face à des outils qui agissent comme une drogue. Elle mentionne le rapport publié par Amnesty International sur l’algorithme de TikTok qui enferme les jeunes dans des spirales négatives et qui les pousse à passer à des actes d’auto-agression tels que la scarification, ou pire, les tentatives de suicide. 

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Servane Mouton présente la manière dont elle aborde la question des écrans, c’est-à-dire à travers la question suivante : comment un objet si présent dans l’environnement perturbe-t-il le cerveau ? Et plus généralement, elle aborde la question du numérique en se demandant quel monde sera laissé aux futures générations. 


Elle s’appuie sur la médecine et la neurophysiologie pour tenter de comprendre les effets des écrans sur le cerveau, qui est en maturation jusqu’à l’âge de 25 ans. Sur le plan cérébral, certaines périodes dîtes « critiques » sont essentielles pour un apprentissage optimal ; une fois cette période passée, l’apprentissage se fera moins bien. Les écrans interfèrent dans cet apprentissage de diverses manières : chez les tout-petits, s’ils interfèrent dans la relation avec les adultes référents pendant les premiers mois, cela conditionnera les modalités de relations de l’individu tout au long de sa vie ; par ailleurs, la manière dont les parents utilisent leurs écrans en présence de leurs enfants servira de modèle à ces derniers.

L’exposition répétée et prolongée aux écrans récréatifs en particulier dans l’enfance mais aussi à l’adolescence a un effet délétère sur les capacités attentionnelles, attentionnelles, ceci compromettant tous les autres apprentissages (langage, concentration, mémoire, etc.). Ainsi les fonctions cognitives qui permettent de penser le monde et d’interagir avec lui (attention vient du latin « attendere » : « tourner son esprit vers ») sont mises en mal, ce qui pose la question suivante : quelle humanité pour demain ?

Plus globalement, la technologie pose trois problèmes de santé publique :

- impact visuel avec une épidémie de myopie pédiatrique : observée d’abord en Asie, elle serait due en grande partie au manque d’exposition à la lumière naturelle et à la surexposition à la lumière artificielle, auxquels contribue fortement la surutilisation des écrans.

- sédentarité excessive et risque cardiovasculaire : en France, 50 % des moins de 18 ans ont un niveau de sédentarité trop élevé et un niveau d’activité physique insuffisant, ce qui favorise les problèmes cardiovasculaires, ACV (infarctus du myocarde notamment), ainsi que le surpoids, l’obésité, le diabète, eux-mêmes étant des facteurs de risque cardiovasculaire. Or la sédentarité est évaluée dans la plupart des études chez les moins de 18 ans par le temps d’écran en dehors des heures scolaires.

- altération de la qualité et de la quantité du sommeil : le sommeil est un pilier de la santé, le manque chronique de sommeil favorisant notamment les maladies cardiovasculaires, le surpoids, l’obésité, le diabète, l’anxiété, les maladies infectieuses etc. De plus, dormir mal ou insuffisamment altère les capacités attentionnelles, ce qui retentit sur les apprentissages scolaires.

Servane Mouton insiste également sur les impacts environnementaux du numérique : les émissions de gaz à effet de serre (entre 2,5 et 4 % de l’impact carbone mondial), la consommation d’eau, l’exploitation des mines pour l’extraction des matières premières, mais aussi les impacts indirects liés à l’accélération de tous les échanges commerciaux et communicationnels à notre époque.

Il est donc crucial, et c’était l’objet du livre collaboratif, dont elle a coordonné la rédaction Humanité et numérique : les liaisons dangereuses (Éditions Apogée, 2023) de réfléchir à la place que l’on veut donner à ces technologies dans nos vies et au sens de leur utilisation.

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Romain Roszak revient sur ce qui l’a amené à travailler sur le sujet de la pornographie : en tant que philosophe, il est spécialiste de l’auteur Michel Clouscard qui a notamment écrit Le Capitalisme de la séduction (Messidor Éditions sociales, 1981) et expose une genèse du spectacle pornographique typique de nos sociétés contemporaines. 

Dans le cadre de ses recherches, il s’est intéressé à la réception des études sur la pornographie et ses effets psychiques et sociaux. La thèse la plus répandue de critique des effets de la pornographie est qu’elle prédisposerait les consommateurs au sadisme, par un effet imitatif qui les amènerait à reproduire le contenu de ce qu’ils visionnent. Cette thèse a été facilement fragilisée par de nombreux penseurs libéraux, d’après les arguments suivants : 1) la reproduction automatique des contenus violents visionnés n’est pas prouvée (si c’était le cas, il faudrait interroger d’autres types de contenus comme le cinéma d’horreur). 2) il existe autant de pornographies que de spectateurs, et un public averti et responsabilisé peut très bien gérer sa consommation. Or, ces arguments négligent le fait que les images pornographiques ne se consomment pas de manière abstraite, mais sont insérées dans un dispositif plus général, que Romain Roszak nomme le « dispositif pornographique ». Ce dispositif est constitué d’une collection d’images, consommées sur des outils techniques particuliers (les smartphones, pour 91 % de la consommation pornographique, soit des supports individuels connectés en permanence à Internet), dans le cadre d’un dispositif légal particulier qui correspond à la libéralisation du marché pornographique.

Le dispositif pornographique tel que défini par Romain Roszak est éminemment libéral : il n’existe aucune volonté politique de restreindre l’accès à la pornographie. Les discours qui vulgarisent des prescriptions d’intellectuels y sont intégrés : la pornographie serait un outil d’émancipation pour les femmes et les minorités sexuelles, et toute tentative de séparer une bonne et une mauvaise pornographie revient à retrouver une position de dominant ; il faudrait donc faire confiance au public. 

Finalement, tous les discours critiques de la pornographie sont annulés d’avance en étant ramenés à des discours réactionnaires d’une droite répressive qui a perdu depuis longtemps face à la libéralisation et à la connexion des marchés ouverts par la pornographie : le marché du film, le marché des gadgets, le marché du tourisme sexuel, et le marché du hifi et de l’audio-visuel.

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Pistes de solutions

Pour Romain Roszak, la pornographie est de la prostitution filmée. Il remet ainsi au goût du jour les propositions d’un féminisme radical des années 1960/1970, à savoir l’abolition de la prostitution et de la pornographie.

Concernant la question des enfants et des écrans, Servane Mouton propose :

- Pas d’écran avant 6-7 ans, rappelant le rapport du Conseil Supérieur des Programmes favorable à aucun écran avant 6 ans ;

- Pas de smartphone avant 15 ans, citant un collectif de parents en Espagne qui se coordonne pour éviter la pression sociale qui contribue grandement à l’équipement des adolescents en smartphones.

Pour Sabine Duflo, la solution ne peut être que globale et collective : il faut partir d’une prise de conscience générale du temps d’écran des parents et du fait que le smartphone est addictif.

Suite à des interventions du public :

Sabine Duflo revient sur l’addiction à la pornographie, qui touche de plus en plus de jeunes. L’âge moyen de la première exposition à des images pornographiques est de 9 ans – à 15 ans, le temps de consommation pornographique est équivalent au temps des adultes. Il est crucial de légiférer. Elle est d’accord avec le propos de Romain Roszak : la distinction que l’on fait entre la pornographie « pour adultes » et celle consommée par les mineurs empêche de poser la véritable question, c’est-à-dire celle de la toxicité de la pornographie en général sur les relations humaines.

Servane Mouton affirme qu’il faut lutter contre la segmentation des problèmes générés par les TIC (technologies de l’information et de la communication) pour comprendre les technologies numériques dans leur globalité.

Romain Roszak estime que la racine du problème est le capitalisme : dans la logique d’accroissement du capital, et selon les procédés de l’économie de l’attention, il faut toujours capter plus de temps de cerveau disponible. Il est donc nécessaire de dénoncer la nature marchande de l’image pornographique, qui est faite pour créer des consommateurs conformément au besoin du capitalisme contemporain.

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