Numérique éducatif : où en sommes-nous ? - Compte-rendu de la deuxième table ronde des Assises de l'attention 2024

En présence de Anna Cristina D’Addio, Christophe Cailleaux et Simone Lanza. Modération par Séverine Denieul, prise de notes par Olivier Le Roux.

La Suède, après dix années de numérisation accélérée de son système éducatif, annonce revenir aux livres et cahiers, constatant les impacts négatifs sur les résultats scolaires de leurs élèves. En France, malgré un avis alarmant du Conseil supérieur des programmes, les recommandations de l’Unesco et les nombreuses alertes lancées par la société civile, le ministère de l’Éducation nationale et la quasi-totalité des collectivités territoriales continuent de numériser toujours davantage l’école, dès la maternelle.

Quel bilan éducatif, écologique, économique et social de cette numérisation ? Quels arguments en sa faveur ? Quelles réponses en Europe ?

En présence de : 

Anna Cristina D’Addio : cheffe Section Thématique, Rapport mondial de suivi sur l’éducation (GEM Report), UNESCO

Christophe Cailleaux : enseignant en lycée, co-responsable du groupe numérique au SNES-FSU, co-auteur de « Critiques de l’école numérique », L’échappée, 2019

Simone Lanza : enseignant en école primaire et chercheur à l’université de Milan-Bicicca, militant des « pactes numériques » et auteur de « Penser un autre monde. Pédagogie et décroissance- entretien avec Serge Latouche », éditions Rivages, 2023

Modératrice : Séverine Denieul : enseignante à l’IUT de Poitiers et administratrice de Lève les yeux

Prise de note : Olivier Le Roux, Maître de conférence en Sciences de la Terre et de l’Environnement et administrateur de Lève les yeux

Séverine Denieul introduit la table ronde en évoquant l’annonce récente de la Suède qui, après 10 années de numérisation de son système éducatif, revient aux livres et aux cahiers. Cette décision fait suite au constat des impacts négatifs des écrans sur les résultats scolaires alors qu’au classement PISA, la Suède est 3ème en compréhension (la France, elle, est seulement 16ème).

Elle précise que les échanges porteront sur les écrans à usage scolaire (notamment les tablettes) qui sont livrés par les collectivités sans concertation avec les enseignants et les parents, présentés comme des « outils » pour aider les apprentissages. Cependant, il est avéré que les écrans sont les ennemis de la lecture, et évoque les nombreux rapports accablant le numérique éducatif : OCDE (2015), et CSP (2022) alors, que, dans le même temps, la numérisation de l'Éducation Nationale se fait à marche forcée : Lycée 4.0 en 2019 dans le Grand Est, distribution de tablettes en maternelle à Poitiers en 2023 …

Elle présente ensuite brièvement, en s’appuyant sur les travaux de Michel Desmurget, les effets négatifs des écrans sur les apprentissages : diminution de la pensée abstraite, diminution de l’effort, diminution des compétences informatiques (usage de la souris par exemple, car le principal usage du numérique est tactile), captation de l’attention et donc diminution du temps pour d’autres activités. Malgré ces multiples impacts et l’absence d’une plus-value démontrée dans les apprentissages sur écrans éducatifs, l’institution continue de promouvoir les écrans dans l’éducation, ce qui contribue fortement à légitimer les écrans en général, dont les écrans récréatifs. Par ailleurs, la connexion permanente via les ENT (Environnement Numérique de Travail), déresponsabilise les enfants.

Séverine Denieul présente enfin les différents collectifs qui s’opposent au numérique éducatif : le collectif d’enseignants de Beauchastel (le plus ancien, déployé dès 2015) qui prône la désobéissance collective des enseignants et organise une rencontre annuelle, le collectif de parents CoLINE (2023), ou encore le collectif Écran Total.

Christophe Cailleaux commence tout d’abord par préciser qu’il parlera au nom d’un collectif, et indique que le numérique éducatif, comme démontré par de nombreux rapports (même l’OCDE qui ne peut être taxée de s’opposer à la croissance), détériore les apprentissages et pose de nombreux problèmes :

- écologiques : le numérique joue un rôle non négligeable dans le dérèglement climatique ;

- financiers : des dépenses considérables d’argent public ont été estimées par la Cour des comptes quant à l’équipement en outils numérique, allant jusqu’à 2,3 milliards d’euros entre 2013 et 2017, même si cela est difficile à chiffrer en raison de la multitude d’acteurs différents impliqués (ministère, collectivités territoriales, établissements, fond privé comme la BPI et les familles) ;

- surveillance et captation des données ;

- augmentation des inégalités socio-éducatives ;

- déresponsabilisation ;

- rapport aux savoirs faussés avec l’IA.

Il est important, selon Christophe Cailleaux, de s’interroger sur le double discours du ministère de l’Éducation Nationale, qui dénonce le trop d’écrans récréatifs chez les jeunes mais qui continue inexorablement à numériser l’éducation en équipant les établissements scolaires. Actuellement, la rentrée scolaire est rendue impossible sans le recours au numérique, puisque les données nécessaires sont sur les ENT (comme Pronote), des badges numériques sont désormais utilisés pour entrer dans les établissements, les appels se font sur les plateformes numériques et les manuels sont dématérialisés. De plus, cette numérisation se fait « à marche forcée » : aucune discussion avec les enseignants n’est organisée, aucun bilan n’est dressé. Par exemple, le premier « plan tablette », mis en place en 2014 sous la présidence de François Hollande, n’a fait l’objet d’aucun retour. Il s’agit donc d’un dispositif imposé qui ne peut être considéré comme un simple outil.

Pourquoi et comment en est-on arrivé là ?

Selon Christophe Cailleaux, nous sommes face à une conjonction d’intérêts économiques et politiques. L’intérêt des industriels se fait à 2 niveaux : d’une part celui des grandes entreprises de la tech et des télécommunications, qui rompent la neutralité commerciale en montant des écoles (apprentissage du codage avec Apple, École 42 de Free), ou qui s’infiltrent dans les établissements publics (Orange envoie des employés dans les classes pour apprendre aux élèves à coder) ; d’autre part celui des nombreuses startups, organisées en écosystèmes autour de ces grandes entreprises, au travers du champ de la EdTech. En effet, l’Éducation Nationale constitue un grand marché pour les startups qui s’engouffrent dans les dysfonctionnements du système éducatif : angoisse des élèves avec Parcoursup ? Séances de coaching ! Perte de temps à faire l’appel ? L’application Newschool propose de faire l’appel automatiquement avec un smartphone ! Et pour financer la mise en place d’un tel système, les Gafam sont là.

Il présente ensuite le concept de “campus numérique” et évoque le lobby très important d’EdTech France, avec la création en 2017 du plus grand fonds d’investissement et géant du numérique éducatif français : Educapital, dirigé par Marie-Christine Levet : « En près de 30 ans, la digitalisation a disrupté, avec la puissance irrépressible d’un tsunami, des pans entiers de l’économie, faisant naître de nouveaux champions capables de changer les règles. Seule l’école de la République n’a pas changé depuis Jules Ferry, sauf la couleur du tableau noir qui est devenu blanc »[1]. Les objectifs de cette fondation sont les suivants : caricaturer l’Éducation Nationale et porter un discours prophétique où le seul horizon possible est le capitalisme, avec comme seule possibilité la numérisation dans la grande compétition mondiale. L’EdTech se place ainsi en sauveur de l’Éducation Nationale, et ce lobby bénéficie d’un soutien politique important : Christophe Cailleaux cite notamment le Plan Fabius en 1985 pour sauver Thomson, et le discours de Jean-Michel Blanquer à l’inauguration d’Educapital : « Vous aurez au cours des années qui viennent une équipe gouvernementale qui va aller évidemment dans le sens du développement de ces EdTech. Pour des raisons évidemment humanistes d’abord, mais aussi pour des raisons pédagogiques et éducatives et puis pour des raisons économiques : nous devons évidemment encourager les EdTech en tant qu’industries françaises capables de se projeter dans le monde. On doit monter un système de partenariat économique public-privé [...]. Vous avez souvent le sentiment que le monde de l’Éducation nationale est un monde difficile à comprendre, opaque et finalement peu facilitant pour vous. Ça n’est qu’en partie vrai [...], il y a des portes d’entrée, ce soir vous en avez une [il se désigne lui-même en souriant] [...]. Il vous faut des règles du jeu qui fassent levier pour votre action. Je vais travailler en ce sens car c’est l’intérêt général et c’est l’intérêt de nos élèves. »

[1]Citation issue d’une publication de Marie-Christine Levet dans L’Opinion. Article accessible ici - lien externe

Anna Cristina D’Addio débute son exposé en indiquant, qu’outre le rapport de l’OCDE très souvent cité, l’UNESCO a également rédigé un rapport en Juillet 2023 : « Les technologies dans l'éducation. Qui est aux commandes ? », qui, plus largement que la question des écrans, traite de la technologie dans son ensemble. Pour elle, les bonnes questions à se poser sont : « Quels sont les problèmes que nous voulons résoudre dans l’éducation ? » puis dans un second temps, « Est-ce que la technologie peut les résoudre ? » et non l’inverse !

Elle précise que la technologie dans l’éducation et les recommandations pour les décideurs politiques sont complexes et qu’avant tout, 4 questions importantes sont à poser :

1. Est-ce que la technologie est équitable ?

Non : les inégalités d’accès demeurent. Par exemple, ½ milliards d’élèves dans le monde ont été exclus pendant la crise du Covid.

2. Est-ce que la technologie est pérenne ?

Non : en plus du coût d’investissement très élevé immédiat, elle présente des impacts environnementaux très forts.

3. Est-ce que la technologie est appropriée ?

Oui dans certains cas, pour les enfants présentant des handicaps, par exemple. Mais nous faisons face à un manque d’études robustes sur les impacts de la technologie dans l’éducation. La plupart proviennent des USA, et sur 10000 cas, seulement 2% ont une efficacité prouvée sur les apprentissages. Par exemple, le programme « One Laptop by child » a montré un impact négatif sur les apprentissages en l’absence d’autres leviers mis en place pour accompagner la distribution des outils. Malgré cela, 30% des 211 pays ont opté pour ce type d’approche, et ont uniquement distribué les ordinateurs.

4. A propos de la mise à l’échelle :

Très peu de pays assurent la sécurité des données et moins d’un pays sur quatre interdit les téléphones à l’école dans la loi alors que cela réduit l’attention et les apprentissages.

Elle conclut en insistant que ce qui compte, c’est de mettre les apprenants au centre et d’utiliser la technologie uniquement si son intérêt est démontré tout en privilégiant les interactions sociales.

Simone Lanza débute en se présentant en tant qu’enseignant en école primaire, chercheur à l’université mais surtout en tant que père ; et c’est en tant que parent qu’il présente le « pacte numérique » établi en Italie suite au constat suivant : lors du passage au secondaire (l’équivalent du collège en France) à 11 ans, l’écrasante majorité des enfants reçoit un smartphone. Le pacte numérique a pour vocation de dire “non” à cela, et en le signant, les parents s’engagent à :

-       ne pas donner de smartphone avant 14 ans à leur enfant ;

-       appliquer des règles (4 pas du COSE) quand un smartphone est donné ;

-       se former ;

-       rendre le smartphone « transparent » ;

-       utiliser des applications conformes aux lois.

Il précise que la critique principale qui est souvent évoquée est la privation des libertés de l’enfant mais note que 80 à 90% des enfants se déclarent satisfaits du pacte numérique (même s’il reconnaît que seulement 60-70 pactes ont, pour le moment, été signés).

Il présente ensuite son 2ème projet : la formation de tous les pédiatres aux impacts sanitaires du numérique et l’obligation de poser des questions et de donner des recommandations sur la surexposition aux écrans lors des bilans pédiatriques. Le bilan de cette expérimentation qui concerne pour l’instant seulement une petite région du Nord-Est de l’Italie montre que 25% des familles ayant reçu ces recommandations ont changé leur comportement. Il souhaite que cette démarche soit étendue à toute l’Italie et milite en ce sens.

A propos de la question du numérique éducatif, il travaille également sur les différences entre l’enseignement avec du papier/crayons et un écran, qui ne sont pas encore assez connues. En effet, les neurones miroirs ne s’activent pas avec un écran. Les apprentissages étant multi-sensoriels, les apprentissages numériques font perdre un sens essentiel : le toucher. Par ailleurs, il remet en cause la question souvent formulée : « Comment je peux attirer l’attention de mes élèves ? ». Pour lui, “on ne doit pas attirer l’attention mais la développer ! » en faisant un parallèle avec les pédagogues Maria Montessori en Italie et Célestin Freinet en France. Il insiste enfin sur la nécessité de former une nouvelle institution transnationale pour contrer la poignée de multinationales qui tiennent le rôle d’agence de publicité.

En conclusion, Simone Lanza revient sur le fait que l’éducation humaine doit passer par le corps et qu’il faut se coordonner pour lutter contre l’ubérisation de la société. Il faut également que les enfants apprennent à vivre sans technologie et avec du temps.