Christophe Cailleaux commence tout d’abord par préciser qu’il parlera au nom d’un collectif, et indique que le numérique éducatif, comme démontré par de nombreux rapports (même l’OCDE qui ne peut être taxée de s’opposer à la croissance), détériore les apprentissages et pose de nombreux problèmes :
- écologiques : le numérique joue un rôle non négligeable dans le dérèglement climatique ;
- financiers : des dépenses considérables d’argent public ont été estimées par la Cour des comptes quant à l’équipement en outils numérique, allant jusqu’à 2,3 milliards d’euros entre 2013 et 2017, même si cela est difficile à chiffrer en raison de la multitude d’acteurs différents impliqués (ministère, collectivités territoriales, établissements, fond privé comme la BPI et les familles) ;
- surveillance et captation des données ;
- augmentation des inégalités socio-éducatives ;
- déresponsabilisation ;
- rapport aux savoirs faussés avec l’IA.
Il est important, selon Christophe Cailleaux, de s’interroger sur le double discours du ministère de l’Éducation Nationale, qui dénonce le trop d’écrans récréatifs chez les jeunes mais qui continue inexorablement à numériser l’éducation en équipant les établissements scolaires. Actuellement, la rentrée scolaire est rendue impossible sans le recours au numérique, puisque les données nécessaires sont sur les ENT (comme Pronote), des badges numériques sont désormais utilisés pour entrer dans les établissements, les appels se font sur les plateformes numériques et les manuels sont dématérialisés. De plus, cette numérisation se fait « à marche forcée » : aucune discussion avec les enseignants n’est organisée, aucun bilan n’est dressé. Par exemple, le premier « plan tablette », mis en place en 2014 sous la présidence de François Hollande, n’a fait l’objet d’aucun retour. Il s’agit donc d’un dispositif imposé qui ne peut être considéré comme un simple outil.
Pourquoi et comment en est-on arrivé là ?
Selon Christophe Cailleaux, nous sommes face à une conjonction d’intérêts économiques et politiques. L’intérêt des industriels se fait à 2 niveaux : d’une part celui des grandes entreprises de la tech et des télécommunications, qui rompent la neutralité commerciale en montant des écoles (apprentissage du codage avec Apple, École 42 de Free), ou qui s’infiltrent dans les établissements publics (Orange envoie des employés dans les classes pour apprendre aux élèves à coder) ; d’autre part celui des nombreuses startups, organisées en écosystèmes autour de ces grandes entreprises, au travers du champ de la EdTech. En effet, l’Éducation Nationale constitue un grand marché pour les startups qui s’engouffrent dans les dysfonctionnements du système éducatif : angoisse des élèves avec Parcoursup ? Séances de coaching ! Perte de temps à faire l’appel ? L’application Newschool propose de faire l’appel automatiquement avec un smartphone ! Et pour financer la mise en place d’un tel système, les Gafam sont là.
Il présente ensuite le concept de “campus numérique” et évoque le lobby très important d’EdTech France, avec la création en 2017 du plus grand fonds d’investissement et géant du numérique éducatif français : Educapital, dirigé par Marie-Christine Levet : « En près de 30 ans, la digitalisation a disrupté, avec la puissance irrépressible d’un tsunami, des pans entiers de l’économie, faisant naître de nouveaux champions capables de changer les règles. Seule l’école de la République n’a pas changé depuis Jules Ferry, sauf la couleur du tableau noir qui est devenu blanc »[1]. Les objectifs de cette fondation sont les suivants : caricaturer l’Éducation Nationale et porter un discours prophétique où le seul horizon possible est le capitalisme, avec comme seule possibilité la numérisation dans la grande compétition mondiale. L’EdTech se place ainsi en sauveur de l’Éducation Nationale, et ce lobby bénéficie d’un soutien politique important : Christophe Cailleaux cite notamment le Plan Fabius en 1985 pour sauver Thomson, et le discours de Jean-Michel Blanquer à l’inauguration d’Educapital : « Vous aurez au cours des années qui viennent une équipe gouvernementale qui va aller évidemment dans le sens du développement de ces EdTech. Pour des raisons évidemment humanistes d’abord, mais aussi pour des raisons pédagogiques et éducatives et puis pour des raisons économiques : nous devons évidemment encourager les EdTech en tant qu’industries françaises capables de se projeter dans le monde. On doit monter un système de partenariat économique public-privé [...]. Vous avez souvent le sentiment que le monde de l’Éducation nationale est un monde difficile à comprendre, opaque et finalement peu facilitant pour vous. Ça n’est qu’en partie vrai [...], il y a des portes d’entrée, ce soir vous en avez une [il se désigne lui-même en souriant] [...]. Il vous faut des règles du jeu qui fassent levier pour votre action. Je vais travailler en ce sens car c’est l’intérêt général et c’est l’intérêt de nos élèves. »
[1]Citation issue d’une publication de Marie-Christine Levet dans L’Opinion. Article accessible ici - lien externe