Démocratie numérique : l’ultime oxymore ? - Compte-rendu de la troisième table ronde des Assises de l'attention 2024

En présence de Matthieu Amiech et Félix Tréguer. Modération par Yves Marry, prise de notes par Bertrand Cochard.

Polarisation des débats, bulles de filtre, haine en ligne, complotisme… Alors que la catastrophe écologique ne cesse de s’aggraver et que les inégalités sociales se creusent, la possibilité même d’en débattre, pour mener la bataille culturelle, semble compromise par le cadre de la nouvelle agora, toujours plus numérique. Débattre « du » numérique est, en outre, rendu compliqué par des industriels désireux de semer le doute sur la nocivité de leurs produits. Pour autant, comment faire progresser la prise de conscience écologique si l’on se tient en dehors de l’attention collective ? La démocratie à l’ère numérique pose de nombreuses questions auxquelles nous tenterons d’apporter des éléments de réponse. 

En présence de : 

Matthieu Amiech, éditeur, membre du collectif Écran Total et auteur de « L’industrie du complotisme – Réseaux sociaux, mensonges d’État et destruction du vivant », La Lenteur, 2023. 

Félix Tréguer, membre de la Quadrature du Net, chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS, auteur de « Une contre histoire d’Internet, du XVème siècle à nos jours », Agone, 2023. 

Modérateur : Yves Marry, délégué général de Lève les yeux, co-auteur de « La Guerre de l’attention, comment ne pas la perdre » (L’Échappée, 2022) et auteur de « Numérique : on arrête tout est on réfléchit » (Rue de l’échiquier, 2024) – (en remplacement de Marion Messina). 

Prise de notes : Bertrand Cochard, philosophe, auteur de "Vide à la demande. Critique des séries" (L'Echappée, 2024) et administrateur de Lève les yeux.

Yves Marry part d’un diagnostic : le débat public s’invite désormais sur les plateformes numériques qui affectent le rapport à la vérité, remettant ainsi en question les fondements du dialogue démocratique. 

Matthieu Amiech commence son intervention avec l’idée d’un « recul démocratique », qui peut être observé sous deux angles : le premier étant le recul des libertés civiles face au développement technologique ; le second, plus spécifiquement, le rôle des réseaux sociaux dans le coulissement du débat public.

Dans un premier temps, Matthieu Amiech montre que nous assistons à une destruction de l’espace public. Non pas que l’on puisse se référer à un hypothétique « âge d’or » du débat public, mais il est possible d’évaluer cette destruction à l’aune de l’abandon des promesses historiques qui avaient entouré la promotion du débat public : presse libre, clubs de discussion, bourses du travail, etc. Certes, à l’époque où ces promesses étaient faites, nous vivions déjà dans ce que Cornelius Castoriadis appelait à juste titre une « oligarchie libérale ». Mais, en cette oligarchie, un certain nombre de garanties existaient, qui préservaient les citoyens de l’arbitraire du pouvoir. Nous assistons donc sinon à une disparition, du moins à une diminution de ces garanties, et évoluons vers une société qui, d’un point de vue politique, ne peut plus être qualifiée de « libérale ». Dans cette évolution, ce n’est pas seulement l’État qui joue le rôle de moteur ; c’est, fondamentalement, le système technologique, par la vidéosurveillance, l’exploitation des données, leur traçabilité toujours plus précise, les assistants vocaux, la possibilité d’activer à distance les micros des outils numériques, et le portefeuille d’identité numérique (dont Matthieu Amiech montre qu’il n’est pas sans lien avec le projet Safari en 1974, si ce n’est que celui-ci avait rencontré de vives oppositions, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui), etc. Tout cela manifeste une mutation anthropologique.

Que font les lois ? Elles ne font plus que « recouper ce que la technologie permet », sous l’égide de partis qui se réclament paradoxalement d’une tradition libérale de préservation des libertés civiles. M. Amiech cite ici Marcuse, qui rappelait que « les libertés civiles […] sont rendues surannées par le développement technologique ». Ce glissement vers l’e-libéralisme est induit par des usages technologiques ordinaires, usages qui masquent le fait que ces dispositifs changent les sociétés, les types d’êtres humains, les idées, et constituent ainsi dès ce niveau-là un véritable danger et non, comme le pense une majorité, dans leur usage possible, à l’avenir, par l’extrême-droite. 

Dans un second temps, Matthieu Amiech évoque les personnes qui sont aux manettes des réseaux sociaux et emploie une expression tirée de l’ouvrage éponyme de Giuliano Da Empoli : « Les ingénieurs du chaos ». Ces derniers nous placent dans un état d’incertitude et de manque permanent. Pourquoi ? Parce que, comme l’écrit l’auteur, « la simple contemplation de la réalité n’occupe pas assez de temps ».

Les réseaux sociaux et leur fonctionnement nous conduisent à revenir sur l’idée qu’Internet serait un outil au service de la démocratie et de l’horizontalité : nous assistons au contraire à un véritable phénomène de déstructuration et de perversion du débat public. Ils favorisent les théories conspirationnistes, nous enferment dans des couloirs d’opinions, et c’est pourtant à eux que l’on confie le soin de faire la police, de jouer les modérateurs. On est finalement au cœur d’un « double bind » (double contrainte), surtout pour les plus jeunes.

En conclusion, Matthieu Amiech nous invite à faire attention à l’illusion d’une supposée prise de conscience au sommet de l’État. Ces nouveaux éléments de discours signalent plutôt selon lui l’intégration du problème dans un discours gestionnaire, à une époque où ne pas opérer cette intégration est devenue impossible (au sens où il est devenu indéniable que les écrans ont des effets délétères). On assiste à une logique similaire avec le réchauffement climatique : les acteurs de l’industrie utilisent le réchauffement climatique pour prôner un redéploiement de l’industrie autour d’énergies décarbonées.

Félix Tréguer part de la croyance qu’il y a, ou du moins qu’il y a eu, dans le pouvoir émancipateur d’Internet en tant que mise en commun des savoirs et des ressources, promesse d’horizontalité, création d’un nouvel espace public, etc. Il cite à cet égard les zapatistes, qui ont intégré Internet dans une réflexion tactique, consistant par exemple à davantage diffuser la cause. Il évoque aussi Wikileaks et les révoltes de 1995 contre la réforme des retraites, dans lesquelles on a vu intervenir des informaticiens politisés. Cependant, au milieu des années 2000, avec le « Web 2.0 » et les réseaux participatifs, une bascule s’opère. À ce moment-là, les alliances entre militants et informaticiens s’étiolent, et les groupes militants se rendent massivement sur ces plateformes, pourtant aux mains d’entreprises privées.

Après avoir rappelé certaines des ambitions de la Quadrature du Net (notamment celle d’utiliser la symbolique et les outils juridiques des droits humains pour limiter l’arbitraire de l’État et protéger les libertés dans l’environnement numérique), il revient sur ce qu’il appelle son « déniaisement » en 2013, suite aux révélations de Snowden, qui ont montré la solidarité étroite entre les infrastructures du capitalisme de surveillance et les appareils de surveillance étatique (comme la NSA). Il fait remarquer que, à la suite de ces révélations, les entreprises pointées du doigt ont évidemment eu pour ambition de se dissocier largement de ces appareils.

Félix Tréguer met en avant un problème majeur ayant précipité le renoncement aux droits humains par l’Etat dans la régulation d’Internet : la profusion d’informations à réguler qui explique que la protection judiciaire de la liberté d’expression et d’autres libertés publiques soit empêchée. En bref, on assiste à un recul tendanciel des droits de l’homme, à l’intérieur d’une surveillance généralisée. 

Quelle sont les pistes, les solutions que l’on peut proposer ? La Quadrature du Net fait la promotion de l’interopérabilité, pour limiter la domination des grandes plateformes, et éviter l’effet « réseau » qui fait que les plateformes nous enferment et nous soumettent à leurs modèles toxiques (en « vertu » duquel, se couper de tel ou tel réseau, c’est se couper de la possibilité de communiquer avec les contacts que l’on a noués sur ce réseau).

Suite à des interventions du public

Matthieu Amiech revient sur le caractère « alter-numérique » de certaines critiques, et rappelle que c’est justement ce type de discours qui nous a aussi conduit là où nous en sommes. Que pour lutter contre le portefeuille d’identité numérique, il ne faut pas « proposer des alternatives », mais concrètement travailler à rendre possible, matériellement possible, une vie sans smartphone, ce qui passe par une désescalade technologique. Il faut aller contre l’idée d’un progrès technologique naturel, fatal, etc. 

Félix Tréguer invite le public à s’inspirer des luddites qui, contrairement à certaines idées préconçues, non seulement comprenaient parfaitement et savaient utiliser des techniques complexes (les métiers à tisser utilisés par ces artisans et artisanes), mais critiquaient leur exploitation dans un système industriel et marchand et brisaient les machines parties prenantes de ce nouveau régime d’exploitation capitaliste.