Anthony Laurent interroge ensuite Diego Hidalgo sur l’IA en tant qu’elle accentue les tendances de fond qui sont technosolutionnistes : quelle place reste-t-il alors pour l’humain ?
Diego Hidalgo introduit sa prise en parole en rappelant qu’il n’est pas un technophobe, qu’il a lui-même lancé des entreprises qui ont fait usage du numérique pour apporter des services et que celui lui semble intéressant. Néanmoins, sa prise de parole sera consacrée à des aspect qui lui semblent vraiment critiques dans les tendances qui dominent en ce moment l’industrie numérique.
Il revient dans un premier temps sur deux oppositions à partir desquelles, selon lui, le débat se structure souvent quand on parle des risques de l’IA : la première a trait aux risques de long terme, c’est-à-dire ceux qui prédisent que l’IA va en finir avec le monde, par rapport à d’autres qui dénoncent des risques à court terme notamment aux Etats-Unis sur la question des discriminations ou des biais. Cette opposition est exagérée et n’est pas forcément opératoire ; on peut la transcender car la perte de contrôle de l’humain vis-à-vis de l’autonomie de la machine mérite d’être étudiée sous ces deux formes, en considérant plutôt un spectre de risques qu’une véritable opposition. Le deuxième point oppose ceux qui croiraient en une IA forte, une super IA qui nous concurrencerait avec une puissance de calcul décuplée, et ceux qui pensent qu’on aura toujours une IA faible ou en tous cas qui démystifient ce qu’est l’IA aujourd’hui. Encore une fois, c’est une opposition que l’on peut transcender car dans tous les cas les IA finissent par imposer ou prendre des décisions à notre place.
Les deux points qui seront développés sont les suivants :
1) Le fait qu’avec le développement de l’IA on vit une intensification de l’idéologie solutionniste
2) L’optimisation de nos vies qui est impulsée par l’IA et ce que ça signifie pour l’humain
Diego Hidalgo revient dans un premier temps sur l’idée de « solutionnisme » : idée selon laquelle la technologie numérique aurait des réponses à toutes nos questions. Selon lui, l’IA risque non seulement de renforcer cette idéologie mais tend également à rendre la technologie plus totalisante.
Cela rejoint l’idée selon laquelle la technologie est omnipotente, qu’elle a des réponses à toutes nos questions, non seulement nos questions pratiques et problèmes techniques, mais aussi nos problèmes personnels, professionnels, économiques, sociaux environnementaux même parfois moraux. Si on fait un retour sur les 15-20 dernières années, on remarquera que s’est produit une externalisation assez large de nos fonctions cognitives, et à mesure qu’on a externalisé certaines fonctions, on est devenus de plus en plus dépendant de ces machines. Par exemple, la mémoire ou le sens de l’orientation sont des capacités que l’on perd. En neurologie il y a ce principe de « use it or lose it » : si on n’utilise pas certaines fonctions, elles disparaissent. C’est ce qui fait qu’on ait de plus en plus de mal à lire, ou que les jeunes radiologues, qui s’appuient sur des logiciels d’interprétation d’images, arrivent de moins en moins à lire certaines images d’eux-mêmes car ils font trop confiance à la machine. Un ami de Steve Jobs, Douglas Tomkins, accusait ce dernier d’avoir créé des « deskilling devices », c’est-à-dire des « dispositifs de déqualification ». On voit aussi comment le Flynn, cet effet qui promulguait que décennies après décennies, le quotient intellectuel tendait à augmenter, ne se vérifie plus dernièrement.
Pour revenir aux IA génératives, Diego Hidalgo considère qu’elles constituent une externalisation de la pensée, et même si on les démystifie, cette illusion qu’elles ont une réponse à toutes nos questions témoigne d’une externalisation beaucoup plus transversale. Ce n’est plus juste des numéros de téléphone que l’on ne connaît plus ou le GPS qui nous oriente, c’est une réponse beaucoup plus complète à n’importe quel type de question ; ce qui rappelle une citation du philosophe des sciences George Bason qui disait « Et si le prix à payer pour des machines qui pensent, était le fait que les personnes arrêtent de penser ? ». Le fait est qu’on arrête de plus en plus de penser, quand on sait qu’une machine pourra penser pour nous et répondre à toutes nos questions.
A propos de l’idée d’une idéologie de plus en plus totalisante, Diego Hidalgo précise que selon lui, on n’externalise pas seulement des fonctions cognitives ou une façon de penser, mais on externalise de plus en plus également nos choix, et des questions de plus en plus larges. L’industrie technologique (ou une partie) a la prétention de nous apporter des solutions qui couvrent des portions de vie de plus en plus larges. Il illustre cette idée avec une campagne menée par Google il y a peut-être 2 ou 3 ans dans le métro de Paris où l’on voyait le moteur de recherche de Google avec des questions qui étaient posées, comme « Que faire avec ses enfants à Paris ? », « Comment vivre mieux ? » ou « Comment changer de vie ? », « Comment être un super-papa ? » : on peut s’interroger sur l’intention de Google avec cette campagne, qui semble être de nous inviter à poser des questions de plus en plus ouvertes, et de ne plus réfléchir par nous-mêmes à ce qu’on va faire avec ses enfants à Paris. Le risque avec ces questions de plus en plus ouvertes, c’est que ces algorithmes dictent leurs décisions dans des aspects de plus en plus ouverts de nos vies : ce qu’on voit, ce qu’on lit, ce qu’on consomme et même avec qui on se marie. L’autre versant de cela, c’est que certaines plateformes ont de plus en plus vocation à répondre à des questions qu’on ne leur a pas posées ! Pour continuer avec Google (même si Google n’a pas le monopole des problèmes mentionnés), cette déclaration d’Éric Schmidt, ancien PDG de Google, a le mérite d’être claire : « Les gens n’attendent pas que Google réponde à leurs questions, mais qu’il leur dicte la prochaine chose qu’ils doivent faire ». Cela donne une bonne idée de la vision de la liberté dans une partie de la Silicon Valley, et ces algorithmes peuvent bien sûr dicter leur décision en fonction de critères qui peuvent nous échapper, dont les intérêts sont souvent commerciaux.
Diego Hidalgo aborde ensuite son deuxième point, qui a trait à la recherche d’efficience impulsée par l’IA et la potentielle menace que cette recherche d’efficience, poussée à son paroxysme, pourrait constituer pour l’humain. En d’autres mots : sommes-nous condamnés à disparaître si nous donnons notre confiance à des machines qui sont censées tout faire mieux que nous ? Une partie de l’industrie technologique tente de nous persuader que nous ne sommes plus si utiles que ça. On peut d’ailleurs souvent voir ce genre de titres dans la presse : est-ce que l’IA va nous remplacer dans tous les métiers ? Une question qui mériterait d’être élargie à bien d’autres facettes de nos vies, même personnelles. Par exemple, si on me promet qu’une IA va éduquer mes enfants mieux que moi, est-ce que je dois mettre au deuxième plan l’amour de mes enfants ? Ou est-ce que je dois refuser ce paradigme ?
Les humains sont des êtres imparfaits, et dans cette recherche d’efficience et d’optimisation, on finit par limer ces imperfections, et donc à terme à éliminer l’humain. Dans tout un tas de secteurs, des interactions humains-humains se transforment en interaction humain – machine, puis par des interactions machine – machine. On a parlé dans un autre échange de My AI (chatchot de l’application Snapchat) : jusqu’à il y a un an les adolescents échangeaient au moins avec d’autres adolescents sur Snapchat, aujourd’hui une partie d’entre eux communique avec la machine directement.
Diego Hidalgo illustre son propos par un exemple trivial mais qui lui semble important : celui des souhaits d’anniversaire. En tant qu’humains, nous sommes les seuls êtres vivants à se souhaiter nos anniversaires, et on le fait de manière imparfaite à l’image de notre humanité : on peut se tromper de jour, offrir un cadeau qui ne plait pas à la personne… Face à cela, les plateformes ont commencé par nous rappeler les dates d’anniversaires systématiquement donc on se trompe plus, puis elles ont fait en sorte que ce soit de plus en plus facile de souhaiter un joyeux anniversaire en un clic, donc que ça ne demande plus d’effort, et on finit par souhaiter un joyeux anniversaire à tout un tas de personnes qu’on ne connaît pas ou dont on ne se souvient plus, et à en recevoir de personnes qui ne se souviennent plus de nous non plus. Ces souhaits d’anniversaire « parfaits » font l’économie d’une chose mais pas des moindres : l’intention, l’intentionnalité qui permet de leur donner du sens.
En conclusion, il cite le philosophe espagnol Ortag y Gasset : « La vie est un processus constant de prises des décisions, il dépend de nous de suivre un chemin ou un autre »
Une vie dans laquelle on renonce à prendre ces décisions, même les plus triviales, n’est-elle pas une vie appauvrie ? Quand on pense aux choses qui produisent une grande satisfaction, ce sont rarement des choses automatiques, mais ce sont des choses qui demandent d’être cultivées, qui demandent du temps et des efforts.