L’intelligence artificielle (IA) est sur toutes les lèvres. Les industriels et l’Etat ne lésinent pas sur les moyens pour convaincre la population de ses bienfaits : promesses de « l’efficience écologique », de la « pédagogie individualisée », du « miracle sanitaire » grâce à la prédiction ; relativisation des risques, avec l’inusable « tout dépend de ce qu’on en fait », ou encore, c’est le « sens du progrès » – au cas où un doute subsisterait. Ceux qui s’intéressent aux impacts de la technologie sont habitués, pour ne pas dire las, de constater la redoutable efficacité de cette propagande sur les esprits.
D’où le caractère salutaire de l’ouvrage de Marius Bertolucci, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université Aix-Marseille, L’homme diminué par l’IA (Hermann, 2023), prix Jacques Ellul 2024. Convoquant une pléiade de penseurs aux horizons divers, de Deleuze et Foucault à Ellul et Sadin, en passant par Hugo, Sartre, Arendt ou Heidegger, l’essayiste nous présente les enjeux posés par le déploiement de l’IA dans toute leur pluralité.
La place déjà acquise par cette technologie est rappelée pour situer le décor : performances dans les jeux de logique, remplacements d’humains dans le travail, prouesses scientifiques et autres exploits aussi fascinants qu’anxiogènes. Cela ouvre la voie à l’analyse scrupuleuse des impacts, présents et potentiels, sur notre monde humain. Au-delà des conséquences sociétales souvent mises en avant dans le débat public – comme la hausse du chômage ou les biais discriminatoires des algorithmes - l’ouvrage insiste sur les modifications anthropologiques à l’œuvre avec l’IA, en particulier celle dite « générative ». Il montre l’avènement de « l’homme diminué » en disséquant les effets subtils produits par des usages en apparence banals, comme la délégation de tâches à un « assistant IA » sur Chat GPT.
L’angoisse étreindra le lecteur, comme pour tout essai lucide sur la numérisation du monde, mais l’on ne saurait affronter la période qui s’ouvre sans comprendre ce que l’IA fait, et va faire, à notre humanité. Le concept de « cybcog » proposé par Bertolucci est ici central pour mesurer l’ampleur du défi qui nous est posé : « […] que dire d’un être biologiquement intact sans ajout d’un quelconque dispositif technique, mais dont la psyché a été profondément modifiée par les algorithmes ? Cet être ne peut être qualifié de cyborg. A l’heure de l’omniprésence algorithmique, nous proposons une nouvelle figure pour décrire cet être diminué et soumis aux algorithmes : le cybcog (cybernetic cognition). » (p. 93).
Face à la perte d’autonomie et de dignité, et la sujétion au pouvoir des algorithmes, l’humain en 2025 doit vraisemblablement apprendre à déconnecter s’il veut préserver ce qui constitue son essence. Comme souvent dans la lecture d’essais, on peine toutefois à trouver des sources d’espoir, ou des modalités de résistance. L’indispensable rapport de force avec les multinationales – ici du numérique – et la mobilisation de la société civile, notamment de l’Association française contre l’intelligence artificielle (AFCIA), auraient sans doute mérité d’être mentionnés. Mais ces quelques mots d’alerte, extraits du visionnaire Albert Camus dans l’Homme révolté[1], valent sans doute mieux que bien des programmes politiques : « Faute de valeur supérieure qui oriente l’action, on se dirigera dans le sens de l’efficacité immédiate. Rien n’étant ni vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé entre justes et injustes, mais entre maîtres et esclaves » (p. 224).
Préserver l’humain plutôt que céder à son aliénation par la machine, voilà sans doute une « valeur supérieure » pour laquelle s’engager, pour laquelle lever les yeux.
[1] Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1951