Note de lecture : "Jacques Ellul face à la puissance technologique" d'Edouard V. Piely (L'Escargot, 2024)

Edouard V. Piely nous livre un accès simple et vulgarisé à l'œuvre riche et complexe de Jacques Ellul, penseur technocritique français le plus important et forte source d'inspiration pour Lève les yeux. 

Dès 1977, alors que le monde occidental découvre avec fascination le confort moderne lié aux innovations technologiques, Jacques Ellul écrit : « « La Technique ne se contente pas d'être le facteur principal ou déterminant, elle est devenue Système, et l'homme est au service de la technique plus qu'elle ne le sert. »[1]. Avec l'avènement de l'IA générative depuis 2024, il faut être aveugle ou naïf pour ne pas le voir. En 1977, il fallait une lucidité quasi prophétique pour s'en rendre compte[2]

Jacques Ellul est, sans conteste, le penseur technocritique français le plus important, et toute personne qui aspire à comprendre le monde pour mieux agir dessus devrait le lire. Et pourtant. Pourtant, hormis quelques cercles confidentiels qui s'évertuent à faire vivre sa pensée[3], celle-ci est largement ignorée. Certes les tweets et les shorts TikTok tendent à remplacer la lecture, mais on concèdera que lire Ellul demande un véritable effort de concentration - et d'ouverture d'esprit, accessoirement. 

D'où la gratitude dont nous pouvons témoigner à l'égard d'Edouard V. Piely, qui n'a pas eu peur de s'y atteler, et qui nous en propose une synthèse réussie. À travers un travail de lecture, mais aussi d'entretiens avec sa famille et ceux qui l'ont côtoyé, il nous livre un accès simple et vulgarisé à une œuvre riche et complexe.  

La première partie, « Jacques Ellul l'anticonformiste », resitue le parcours intellectuel du girondin : résistant, compagnon de route de Bernard Charbonneau, spécialiste de Marx, et anarchiste chrétien, pour ne citer que quelques facettes du personnage. Un homme libre, sur qui les étiquettes semblent glisser. C'est dans la deuxième partie de ce court ouvrage que l'immense œuvre intellectuelle est synthétisée. La technique comme « système », qui « s'auto-accroît » ; sa « non-neutralité » (la technique est « ambivalente », c'est-à-dire qu'elle porte en elle des effets négatifs et positifs, dans une direction donnée dès sa création, autrement dit qu'elle ne dépend pas de notre usage, comme on l'entend à peu près partout, tout le temps) ; la fascination qu'elle exerce sur les esprits humains, le « bluff » qui la constitue ou encore son rôle dans la propagande et « l'illusion politique » à l'heure de la société du Spectacle - bien exposée à l'époque par Guy Debord - entre autres dimensions d'une pensée foisonnante.  

On pourra enfin effleurer toute la contemporanéité de la pensée du philosophe dans une troisième partie retraçant ses engagements militants - contre le nucléaire et le bétonnage de la côte Aquitaine notamment - et leurs échos avec l'aggravation constante de la situation écologique. Ellul se battait contre la société industrielle et ses dérives, et pour la préservation de la vie, ce qui, à l'heure de la toute-puissance des GAFAM et de leurs ambitions transhumanistes, est plus que jamais d'actualité. 

Pour l'association Lève les yeux, qui travaille au quotidien à convaincre jeunes et parents de s'éloigner des écrans et leur préférer la « vraie » vie, la pensée d'Ellul est une source inépuisable d'inspiration. Une arme d'auto-défense intellectuelle aussi, contre la propagande des industriels du numérique et de leurs innombrables relais médiatiques, qui ne cessent de promouvoir le « bon usage » des écrans au motif de leur supposée neutralité. Lire Ellul, c'est comprendre qu'il y a une histoire et une volonté de puissance derrière la création de l'informatique et d'internet qui constituent aujourd'hui la technologie numérique - en somme nos « écrans »[4]. C'est mesurer l'urgence qu'il y a à reconquérir notre attention et ainsi notre liberté, la tête haute et les yeux levés.

[1] Jacques Ellul, le Système technicien, Calmann-Levy, 1977

[2] Jean-Luc Porquet, journaliste au Canard enchaîné, donne le titre suivant à son livre : « Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu » (Le Cherche midi, 2004)

[3] On pense ici à l'association Technologos, ou à l'association Internationale Jacques Ellul

[4] Analyse développée notamment dans Yves Marry, Numérique, on arrête tout et on réfléchit, Rue de l'Echiquier, 2024