Chronique d'ateliers au cœur du Verdon

Aude-Lise Bémer, intervenante pour Lève les yeux, raconte les ateliers qu'elle a animé à la Bergerie de Faucon, un lieu d'une singulière humanité

La Bergerie de Faucon de l'association du père Guy Gilbert - le fameux prêtre blouson noir - ou ce lieu singulier au bout du monde ; nichée au cœur du 04, entre lac et montagne, la Bergerie est un foyer d'accueil sans limite de temps de séjour pour des mineurs qui sont accompagnés sur des projets d'insertion professionnelle mais aussi pour des majeurs en contrats courts. Ce sont des ados en bout de parcours qui trouvent ici un point d'ancrage, une berge qui recueille leur dérive personnelle quand plus aucune structure ne leur ouvre les portes. Ils vivent en quasi-autarcie avec deux équipes d'éducateurs qui se relèvent chaque semaine au beau milieu d'une véritable ménagerie mi-ferme mi-cirque (paons, chèvres, chameaux, biches, cochons sauvages...) et de plusieurs hectares de terrain en plein Verdon, avec chacun son petit module de vie, un abri en dur séparé des autres par quatre murs - un refuge dans le refuge. Idyllique et à la fois un peu enfermant. 

Le groupe est encadré par des éducatrices bienveillantes et structurantes - sans oublier les hôtes de la Bergerie qui soignent les animaux, entretiennent les lieux, cuisinent, mettent des bûches dans la cheminée et des repères masculins dans leur vie d'adolescents.

Les deux ateliers se sont déroulés dans deux salles mitoyennes (pour la logistique et le rythme), avec la précieuse présence de quatre éducatrices pour faire le liant et apaiser les tensions entre eux. Car les six participants ont des âges et des profils différents : de 12 à 17 ans, certains sous médicaments, certains dépendants aux écrans et sans limites chez leurs parents qu'ils fréquentent encore régulièrement ; d'autres coupés du monde, et d'autres encore traumatisés par du cyberharcèlement - sans compter les drames personnels. L'accès aux écrans à la Bergerie est lui aussi encadré : 2h le mardi et le jeudi, et plus longuement le samedi ; en journée uniquement. Mais les jeunes ont un accès illimité à une salle de jeu et de sport. Le matin, ils "s'occupent des bêtes", se partagent les tâches quotidiennes et vaquent à leurs occupations d'insertion scolaire ou professionnelle. 

Après un démarrage en forme de test, un rythme de croisière s'installe et l'intervention se déroule sous un panorama majestueux (deux baies vitrées nous imbibent de nature). Le Deconnexio les a captivés comme un défi stimulant leur mémoire et ils se sont montrés entre eux plutôt solidaires. Par la suite, pour la discussion, deux élèves ont choisi respectivement comme cartes du jeu le coucher de soleil et l'enfant qui regarde l'arc en ciel. Discussion autour de la beauté de l'instant présent qui confère une valeur précieuse à la vie. Retour à nos baies vitrées. Un oiseau de proie traverse le ciel. J'en profite pour proposer une courte méditation qui parachève l'atelier et apaise les fourmis dans les jambes. 

À midi quasi pile, on déjeune tous ensemble autour d'une grande table en bois ; moment convivial et sans écran. Chacun met la main à la pâte dans un grand chahut sympathique. Au menu, biche et compotée d'oignons du jardin, salade de pois chiches et radis avec du pain maison. Valorisation de la nourriture et de ceux qui cuisinent (si bien) pour eux. Un très chouette moment.

Lors de l'atelier de l'après-midi, il y a eu cette heure en suspens sur la captologie pendant laquelle les jeunes étaient incroyables d'écoute et de participation : beaucoup de questions fusaient autour de la violence de Telegram à laquelle ils sont confrontés, sur les avatars IA et sur Pornhub comme "modèle" relationnel. Quant au « Procès fictif des applis », il a été un peu compliqué à mettre en place, avec la pagaille du changement de salle et de la configuration des tables. Mais certains élèves se sont révélés dans l'éloquence et les éducatrices m'ont confié que se retrouver pour eux dans une salle de tribunal leur permettait non seulement de reprendre du pouvoir sur leur vie - ne serait-ce qu'un instant dans le cadre d'un jeu mais la symbolique est forte, et de leur montrer que la justice n'était pas toujours "contre eux", mais pouvait aussi les défendre et les aider à surmonter des traumatismes.  

Sur le chemin du retour, le jeune que l'éducatrice ramène avec moi comme à l'aller scrolle sur TikTok, mais comme par réflexe, machinalement. Car il nous écoute et participe à la conversation. Il verbalise qu'il a apprécié l'atelier. Il me remerciera et me serrera la main. Quand ils sont juste tous les deux en voiture, ils se font découvrir des musiques pour digérer les mille et un virage de cette heure de route jusqu'à Riez, là où se trouve un relais du foyer (plus pratique pour les nombreuses démarches). Aujourd'hui, ils me déposent à mon car qui me ramènera à Manosque et dans lequel je serai seule. À chercher comme dans le jeu l'arc en ciel à travers la vitre, j'ai à sa place déniché mille et une petite merveilles de la nature à 40 kilomètres/ heure, dont un écureuil, bouclant ainsi la boucle de mon bestiaire magique du jour.