Vallée du Silicium est un ouvrage hybride à l'image de la technosociété dont il rend 'conte' : mi nouvelle de science-fiction, mi chronique littéraire qu'il densifie d'un fond essayiste et d'une forme poétique, où les jeux de mots foisonnent pour créer un méta-langage propre à définir ce qui intéresse Damasio ici : la mutation profonde du monde due aux nouvelles technologies. À la manière d'un reporter en terre hostile, l'auteur entremêle les entrevues organisées et les rencontres fortuites avec des acteurs, témoins et figurants de la Silicon Valley : cadres de la tech cyniques ou bioniques, sociologues politiques, artisans-chamans de l'IA, libraire cinématographique ou pauvres hères aux fibres décomposées par le Fentanyl.
Nous sommes en 2022 et déjà les voitures autonomes sillonnent à vide les rues désertes et pavillonnaires de SF tandis que Damasio nous offre un plein phare sur son quadrillage mental. Dans cet ouvrage, il n'est pas question d'engagement politico-écologiste ou d'un militantisme convenu, mais plutôt d'un retour à chaud de micro/macroexpériences. De réflexions gestationnaires sur les informations et les sensations qu'il ingère et analyse. Damasio évoque une société de contrôle volontaire où le désir de pouvoir aussi infime soit-il a remplacé la toute-puissance de l'être. Où la technofragmentation repousse les limites obsolètes de la vie et de la mort, du réel et du fantasmé.
Damasio refuse les idées toutes faites comme les compromissions. Il veut comprendre la fascination ; il veut voir les racines de l'arbre qui cache la forêt. Il appelle en écho la déferlante du biopunk pour contrer la cyberdéshérence. Son vrai mirage d'un humain augmenté serait la quintessence du vivant, une fusion organique volontairement imprévisible, anarchiste et poétique. Il veut réinfuser du désir au cœur battant du monde.
Au fil de ces chroniques, le lecteur défriche avec lui questionnements et angoisses existentiels mettant en lumière les manipulations et les dangers bien réels d'un techno-solutionnisme à tout crin. Il achève sa 7e chronique par une série de recommandations, un manuel de survie à s'encrer dans nos fondamentaux avant de se plonger corps et âme dans le bain numérique. Il nous enjoint à nous raccrocher à ce qu'il y a de plus humain à l'intérieur de nous, c'est-à-dire de plus insaisissable, de plus réfléchi mais aussi de plus intuitif et organique.
Il n'y a aucun rythme de croisière dans cet ouvrage ; il fonctionne par à-coups, retours en arrière, arrêts sur image, fulgurances. Rien n'est gravé dans le marbre et surtout pas le pluriel qu'il féminise comme un système. Il n'assène aucune vérité ; il analyse et témoigne. Il n'impose aucune voie à suivre ; il louvoie dans un labyrinthe mental et propose. Il ne hurle pas avec les loups ; il tisse une complainte typoétique. Il n'aveugle pas avec d'éclatantes vérités mais pointe du doigt les miroirs aux alouettes.
Plus impactant encore que ses recommandations, Damasio choisit de clôturer son ouvrage avec une nouvelle intitulée Lavée du Silicium, renouant avec ses talents bien réels d'écrivain de fiction. Sur une soixantaine de pages, à travers le bouleversement d'une famille en pleine apocalypse climatique, il offre au lecteur une percée à peine anticipatrice en technodystopie : un brouillage de nos repères fondamentaux - qui est humain ? sommes-nous réellement morts ? qu'est-ce qu'il reste de vital ? - en plein cœur d'une Silicon Valley métamorphosée en lieu de tragédie mais peut-être pire encore, en lieu d'enfermement avec pourtant à la lisière, le germe fragile, l'éclosion spontanée d'un nouvel horizon.