La captologie ou l’art de retenir notre attention Article paru dans Biocontact n°370, septembre 2025

Conçues pour retenir notre attention à tout prix, les applications et les plateformes numériques exploitent les vulnérabilités de notre cerveau pour maximiser notre temps d'écran. Comprendre les mécanismes à l'œuvre est un premier pas pour reprendre le contrôle.

Notre attention est aujourd'hui l'une des ressources les plus convoitées. Les grandes plateformes numériques - réseaux sociaux, applications de diffusion de vidéos, moteurs de recherche - rivalisent d'ingéniosité pour la capter, la retenir, l'exploiter. Elles s'appuient sur une discipline bien précise, la captologie, conçue pour exploiter nos vulnérabilités et ancrer de nouveaux comportements chez les utilisateurs.

La captologie, ou l’influence par la technologie

Née dans la prestigieuse université de Stanford à la fin des années 1990 au sein du Laboratoire de technologie persuasive, la captologie désigne l'étude des technologies numériques comme outil de persuasion et d'influence. Chercheurs en neurosciences, ingénieurs et spécialistes en sciences comportementales étudient les possibilités d'influencer nos comportements numériques grâce à l'exploitation de nos vulnérabilités et biais cognitifs. Le smartphone, devenu omniprésent en à peine vingt ans, a offert aux entreprises du numérique un support idéal pour déployer et tester à grande échelle ces techniques : un écran personnel, toujours allumé, toujours à portée de main, sur lequel les méthodes de captation de l'attention peuvent être activées en continu. Nir Eyal, auteur, consultant et enseignant sur des thèmes à l'intersection des neurosciences, des technologies et du business, a popularisé ces méthodes dans son livre Hooked (littéralement : « hameçonné »), considéré comme un manuel de référence pour les concepteurs d'applications. Des plateformes comme TikTok, Instagram, Snapchat, YouTube ou Netflix utilisent des mécanismes précis issus de la captologie. En voici les plus courants.

Le scroll infini comme perte de repère et d’autonomie

Nous avons tous déjà ouvert une application « pour deux minutes »... et relevé les yeux vingt minutes plus tard. C'est l'effet du scroll infini, flux continu de contenu qui ne s'arrête jamais. Le scroll infini supprime toute friction entre nous et le contenu. Pas besoin de cliquer, de chercher ou de décider : tout vient à nous, sans fin. En supprimant les repères classiques comme le changement de page, le bouton « suivant » ou une pagination visible, le scroll infini court-circuite notre capacité à décider si nous voulons continuer.

L’autoplay : quand les vidéos s’enchaînent sans notre accord

Le défilement automatique, ou autoplay, est un autre mécanisme utilisé par les plateformes comme YouTube et Netflix pour supprimer toute friction entre deux contenus. Dès qu'un épisode ou une vidéo se termine, le suivant se lance automatiquement, sans que l'utilisateur ait besoin d'agir. Le défilement automatique s'appuie ainsi sur notre tendance naturelle à éviter l'effort : cliquer pour arrêter demande plus d'initiative que de laisser-faire. B. J. Fogg, fondateur de la captologie et du Laboratoire de technologie persuasive, l'affirmait lui-même : « Il faut miser sur l'inertie et la paresse de l'utilisateur. »

Des interfaces conçues pour orienter nos décisions : l’exemple des cookies

Un autre exemple de design trompeur concerne les cookies - ces petits fichiers qui collectent nos données de navigation à des fins publicitaires. Le mot lui-même, « cookie », paraît inoffensif, presque sympathique. Pourtant, l'expérience utilisateur est souvent biaisée : un gros bouton bien visible permet d'accepter tous les cookies en un clic, tandis que le refus implique de passer par plusieurs écrans, de décocher manuellement des dizaines d'options. Ces pratiques, regroupées sous le terme de « dark patterns », sont destinées à inciter les utilisateurs à faire des choses non désirées au départ : regarder trois épisodes alors qu'on ne voulait en regarder qu'un seul, finir par accepter les cookies alors qu'on voulait les refuser.

Notifications : notre cerveau en alerte

Les notifications, visuelles, sonores ou vibrantes, sont autant d'interférences du monde numérique qui interrompent nos conversations, nos fils de pensée et notre présence. Les pastilles de notifications en rouge (couleur associée au danger et à l'urgence), les badges de messages non lus, la mention « est en train d'écrire... » agissent comme déclencheurs externes, mais aussi émotionnels - « Quelqu'un pense à moi ! » -, ce qui renforce le réflexe de consultation.

Peur de rater quelque chose

La peur de rater quelque chose (ou FOMO en anglais pour « Fear of missing out ») désigne le sentiment d'inquiétude provoquée par la sensation que des informations, des expériences ou des interactions importantes nous échappent. Les plateformes numériques exploitent cette peur en jouant sur notre besoin de rester à jour, de ne pas « manquer » ce que les autres voient, font ou commentent. Les stories Instagram ou Snapchat, qui disparaissent au bout de 24 heures, sont un exemple typique : leur caractère éphémère pousse à consulter rapidement et régulièrement, sous peine de « rater » du contenu qui ne reviendra pas.

Likes, cœurs et validation sociale

Les likes, cœurs, nombre de vues, d'abonnés ou de partages exploitent un ressort humain fondamental : notre besoin de reconnaissance. Recevoir un like ou un commentaire active dans notre cerveau le circuit de la récompense : une décharge de dopamine provoque une sensation de plaisir et de validation. Cela renforce le comportement « je publie, je suis validé·e », et nous pousse à recommencer, parfois de façon compulsive. Un acte simple, renforcé par une gratification immédiate, devient automatique.

Récompense aléatoire : le scroll comme machine à sous

Le principe de récompense aléatoire est largement utilisé sur les réseaux sociaux, notamment dans la conception des fils d'actualité. Ce principe de récompense aléatoire a été identifié dans les années 1950 par le psychologue B. F. Skinner, qui montrait que des animaux - en l'occurrence des pigeons - adoptaient un comportement beaucoup plus compulsif lorsque la récompense leur était donnée de façon aléatoire plutôt que systématique. Appliquée aux réseaux sociaux, la récompense peut prendre plusieurs formes : une vidéo amusante, une image marquante, un message qui nous touche. Mais cette récompense n'est ni constante ni prévisible : parfois le contenu n'est pas intéressant, parfois il capte parfaitement notre attention. Et c'est justement cette imprévisibilité du contenu qui rend le scroll si addictif. Le cerveau est en attente permanente de la prochaine « bonne » surprise.

Pourquoi notre attention est-elle devenue si précieuse ?

Les entreprises du numérique cherchent à capter notre attention pour une raison simple : elle est monétisable. Plus on passe de temps sur une application, et plus on génère des données (clics, likes, temps passé, ce qu'on regarde, à quelle heure...). Ces données comportementales sont ensuite analysées, profilées et revendues à des annonceurs publicitaires. Plus l'application sait de choses sur un utilisateur, plus elle peut lui montrer des publicités ciblées. Autrement dit : notre attention est le carburant d'un modèle économique fondé sur la publicité et la captation des données. On parle d'économie de l'attention.

Agir

Face à cette captation invisible et continue, rester passif n'est plus une option. Il ne s'agit pas seulement de se protéger soi-même, mais de défendre quelque chose de plus large : notre capacité collective à penser, à dialoguer, à choisir, à être présents.

Ingénieure informatique de formation, Floriane Didier a travaillé comme développeuse de logiciels, de plateformes web et d'applications mobiles dans des entreprises du numérique à Londres et à Rio de Janeiro. Constatant les effets délétères de l'envahissement de nos vies par les écrans, notamment chez les enfants et les adolescents, elle quitte le monde du numérique en 2023 pour rejoindre Lève les yeux. Au sein de l'association, Floriane anime des conférences et des ateliers, et coordonne l'antenne parisienne.