Vide à la demande, de Bertrand Cochard Note de lecture

Si la série préexistait à l'avènement du numérique, le numérique lui aura donné son âge d'or dans lequel nous baignons.     

Bertrand Cochard est professeur de philosophie à Nice, auteur de Guy Debord et la philosophie, un essai paru chez Hermann en 2021, et membre actif de l'association Lève les yeux. Il intervient régulièrement auprès de nos publics par des ateliers et des conférences. Vide à la demande, critique des séries, est paru en 2024 aux éditions de l'Échappée.


En quelques années, les séries sont devenues emblématiques de notre époque numérisée. Temps morcelé, accélérable, univers de contenus franchisés disponibles en flux continu et propices au fameux « binge watching », cette consommation aveugle, jusqu'à la nausée.

La série est l'un des formats préférés de l'économie de l'attention, particulièrement adapté aux logiques d'engagement des utilisateurs. Comme l'écrit joliment Bertrand Cochard, la série, « c'est l'époque passée par l'alambic ».

Le principe est simple : une fois la série lancée, on ne s'arrête plus. L'épisode suivant démarre, on peut même en accélérer la lecture, la saison suivante reprend, et ainsi de suite. On passe d'un écran à l'autre, du canapé au métro, du travail à la maison, assuré grâce aux applications de livraison et à leurs travailleurs invisibles de pouvoir se nourrir sans rien rater de son épisode.

La saison 5 est déjà terminée ? Ce n'est pas grave, on me suggère une autre série qui saura me ravir au temps et à la vie. Il n'y a pas de limites. Tout univers qui se respecte se compte d'ailleurs en années, au fil des saisons. Tous abonnés pour une durée illimitée, partout sur la planète.

Un an, deux ans, dix ans ont passé, tiens, comme les enfants ont grandi vite ! L'appartement va sonner vide sans eux. Du matin au soir, la série prend le relais du travail pour nous tenir les yeux ouverts mais endormis, bien incapables de reprendre le contrôle sur notre vie, formant un grand temps vide et aliéné, des existences « vides à en craquer ».


Si la série préexistait à l'avènement du numérique, le numérique lui aura donné son âge d'or dans lequel nous baignons. Et il n'aura fallu que quelques années finalement pour que les multinationales du streaming et de la captation de l'attention ne mettent la main sur les grands studios de cinéma : Amazon avec MGM, Netflix avec Warner. Car dans la bataille culturelle, la série est une arme de choix. Et autant la critique du numérique est nourrie par de nombreuses et nécessaires racines, autant celle des séries peine à émerger dans le paysage. Une injustice corrigée par cet essai nécessaire.

Les tenants de l'économie de l'attention ont fait de la série une citadelle, une relique nimbée d'une aura particulière : vous pouvez critiquer le numérique, mais vous ne pouvez pas critiquer les séries. C'est bien simple, nous sommes tous fans de séries car nous sommes tous nés avec et qu'il y en a pour tous les goûts.

À chaque génération sa grande série fondatrice (Friends, Game of Thrones, Squid Game...), celle que l'on a revue cinq fois, dix fois, ce trait d'union culturel qui nous manque tant dans ce monde de plus en plus morcelé. Et ce n'est pas un hasard si l'éloge des séries est particulièrement intense dans les milieux autorisés, devrait-on dire intéressés ? Comment osez-vous critiquer les séries Monsieur Cochard ? Et Alexandre Dumas ? Et les Sopranos ? Et Chandler dans Friends vous ne l'aimez pas ? Comment osez-vous ?! Ne seriez-vous pas un peu contre votre temps, monsieur Cochard ?


Il en a fallu du courage, à l'auteur, pour s'attaquer à ce sujet, et nous lui sommes gré de l'avoir fait avec lucidité et humour, armé de ses solides appuis philosophiques (Platon, Debord, Anders, Rosa, entre autres).

Grâce à eux, Bertrand Cochard tisse des ponts stimulants pour montrer à quel point la fiction, si elle peut être un véhicule efficace du réel, peut aussi, mise dans les mauvaises mains, devenir une arme capable de dévitaliser l'existence, de nous enfoncer dans une passivité et un confort tout juste utiles à nous faire supporter un monde de plus en plus intenable.

Exutoires d'un monde en crise, les séries sont ici passées au peigne fin de la critique philosophique, forçant le lecteur à faire un pas de côté et à remettre en question ses acquis, ce que l'on est en droit d'attendre de tout bon livre (à l'inverse de tout réseau « social » numérique par exemple). La remise en contexte des implications philosophiques des séries sur nos imaginaires, nos existences, notre langage, par une analyse très fine de notre rapport au temps, s'articule d'ailleurs avec la critique du travail et des modalités d'action sociale.

Une approche structurale et située qui fait de ce livre une vraie respiration.