Il y a dans l’air du temps un sentiment d’injustice arrimé à une défiance : où sont les Égaux ? Qui sont les hérauts ? Braises incandescentes au fond des cœurs épuisés, elles ont connu les flammes, jaunes, puis se sont apaisées. Se sont-elles éteintes ? Certes non. Elles brillent et elles fument, et souffle sur elles un vent d’angoisse venu des tréfonds d’une planète à l’agonie. Tout un peuple, par delà frontières et océans, humains reliés enfin exposés dans leur chair aux convulsions d’un monde mourant, qui comprend peu à peu qu’à l’injustice de sa situation va s’adjoindre la fin de l’horizon.

Car tant que perdurait l’espoir en une vie meilleure, fut-il tenu et pour sa descendance, l’abjecte injustice de la misère côtoyant l’opulence pouvait toujours être digérée. Mais demain ? Quand ce demain, même, n’est plus assuré d’advenir, que reste-t-il d’autre à faire qu’à vomir ?

Une brise d’angoisse souffle sur les braises du ressentiment, et en attente de la colère, la tétanie succède au déni.

La tête pensante des sociétés est en train de s’éclairer. Ses yeux s’écarquillent, achevant le long assoupissement du déni, elle quitte le printemps silencieux pour l’aube glaçante de la lucidité. Après les associations, les scientifiques et les écologistes politiques, viennent les intellectuels « légitimes », et avec eux les jeunes, et peu à peu leurs parents, et l’on sent que frémit dans tout le corps social l’éveil inouï, transi, dans la brise de l’angoisse.

Pour autant il reste un grand obstacle à l’éruption de la colère, au renversement de la table. Tels les voyageurs ébahis du Meilleur des Mondes, les citoyens de 2020 préfèrent à la vie les écrans, qui muent la braise en caillou et la brise en buée.

Des murs d’écrans abritent les âmes, rassurants et divertissants. Likes, twits, scrools, ou selfies, cliquetis des fers modernes accrochés aux mains, résonnent dans le silence de la tétanie. La face servile de l’homme est comblée, tandis que la face rebelle est anesthésiée.

La tête baissée, c’est la liberté qui est cédée. Il suffit pourtant de lever les yeux, pour relever la tête, et briser les murs.

Par Yves Marry, le 24 avril 2020